samedi 17 mars 2012

2. Allusions et citations: la "fausse innocence" de The Simpsons


     D' un côté, The Simpsons présente un comique « traditionnel » immédiat, qui tient tant à la réitération des gags et pitreries des personnages qu'à la fixité de leurs caractères. Nulle surprise dans ces personnages qui agissent conformément à ce que l'on attend d'eux. D'un autre côté, l'ironie engendrée par les multiples références que présente le cartoon est à ce point exacerbée qu'elle devient une composante essentielle de son appréciation, tant du point de vue comique qu'esthétique et théorique. Depuis les années 1970, voire 1960, les théoriciens de la fiction ont pris conscience que tout à déjà été dit, et qu'il est impossible de « faire du nouveau ». Or cette dénonciation constitue un leitmotiv sous-jacent de la série. Dans « The Day the Violence Died », Roger Meyers Jr, accusé de plagiat, se défend avec un argument évidemment métatextuel : « If it weren't for someone plagiarizing The Honeymooners, we wouldn't have The Flintstones. If someone hadn't ripped off Sgt. Bilko, they'd be no Top Cat. Huckleberry Hound, Chief Wiggum, Yogi Bear […]. Your honor, you take away our right to steal ideas, where are they gonna come from? »1 La notion d'originalité est donc dissoute et la fiction ne semble plus pouvoir exister que dans la reprise ironique du passé. Une dimension ludique qui se trouve exprimée par le pastiche et la parodie, que des théoriciens comme Frederic Jameson ou Linda Hutcheon2 considèrent comme les procédés privilégiés du postmodernisme et que l'on retrouve dans le cartoon contemporain, et particulièrement dans The Simpsons, dont la caractéristique essentielle réside certainement dans le vaste univers référentiel qu'il présente, puisant indifféremment dans la culture de masse et dans la culture savante.





Apparitions ou allusions renvoient ainsi à tous les dessins animés qui ont forgé la tradition du cartoon, dans laquelle The Simpsons se replace ironiquement : Scooby Doo, Sponge Bob Square Pants, Futurama, South Park, Family Guy, American Dad, mais aussi Yogi Bear, Sesame Street, Road Runner & Wile E. Coyote, The Teletubbies, et le vaste univers de Walt Disney. The Itchy & Scratchy Show, auquel il faudrait consacrer une étude entière, constitue d'ailleurs un espace exclusivement dédié à la parodie, non seulement de Tom & Jerry, mais aussi de tous les cartoons en général3. Toutefois, The Simpsons accorde surtout une place de choix à ces innombrables références filmiques qui vont du blockbuster au film moins connu ou oublié: Patton, Full Metal Jacket, Independence Day, les multiples James Bond, My Fair Lady, The Firm, Raging Bull, Rocky, Wizard of Oz, One Flew Over the Cuckoos Nest, Silence of the Lambs, Fantasia, E.T., The Terminator, Robocop, 2001: A Space Odyssey, et surtout The Godfather, Citizen Kane et les tous films d'Hitchock ne sont que peu d'exemples parmi tant d'autres. Ces références s'opèrent de diverses façons, notamment par le biais de citations entrées dans le patrimoine culturel, telles que « As far as I am concerned, I have no brother. » ou « I'm gonna make you an offer you can't refuse. » (The Godfather I et II) et qui, une fois dépossédées de leur milieu d'origine, apparaissent incongrues. Ne valant dès lors que pour elles-mêmes, ces citations, d'une part sont extrêmement comiques et, d'autre part, se présentant naturellement comme des clichés, dévoilent combien le patrimoine culturel est façonné par les stéréotypes que renvoient les médias.





 Mais le cartoon regorge de références plus complexes, dont elles reprennent les caractéristiques esthétiques. Chaque épisode de The Simpsons en effet est truffé de reprises parodiques de scènes mémorables du grand écran, qu'elles s'opère sous la forme de clin-d'œil fugitifs (le célèbre croisé-décroisé de jambe de Catherine Tramell dans Basic Instinct est par exemple repris par Willie, le jardinier, vêtu de son kilt, ce qui n'engage plus les mêmes connotations) ou qu'elles reprennent une scène entière. Dans l'épisode « Ichy & Scratchy and Marge » par exemple, Maggie, influencée par la violence des cartoons qu'elle regarde à la télévision, assomme Homer. La musique qui se fait entendre alors, le cadrage et la chute d'Homer reproduisent à l'identique la célèbre scène de la douche dans Psycho d'Hitchcock. Mais ces reprises peuvent aussi s'étendre à un épisode entier comme par exemple, dans « Bart the Murderer », où les aventures de Bart reprennent exactement l'entrée dans la pègre du jeune Henry Hill dans The Goodfellas. Ces parodies instaurent naturellement une relation complice entre le cartoon et le téléspectateur qui, à l'affût des références qui lui sont adressées, s'amuse de la façon dont elles ont été orchestrées, goûte le talent avec lequel s'agencent répétition et variation4 et adopte alors une attitude critique face à ce qui lui est présenté. Cela implique bien évidemment que le téléspectateur reconnaisse la parodie comme parodie, qu'il « décode » ce qui a été « encodé » antérieurement5 car « la compréhension du procédé est une condition de son appréciation esthétique »6. En d'autres termes, la parodie, omniprésente dans The Simpsons, inviterait à appréhender le cartoon, non plus seulement comme un divertissement, ce qu'il est, mais aussi comme un produit développant, si ce n'est une dimension esthétique, du moins un discours esthétique. Quoi qu'il en soit, différentes lectures sont possibles en fonction des références que le téléspectateur sera capable de déceler. C'est ce qui explique très certainement la profusion et la variété des allusions dans The Simpsons. Chaque téléspectateur, quels que soient son âge ou sa connaissance de la culture, est à même de percevoir des références et, a contrario, un seul téléspectateur ne saurait, à lui seul, percevoir toutes ces références. Un épisode comme « A Streetcar Named Marge », dans lequel Marge est sélectionnée pour interpréter le rôle de Blanche Dubois dans l'adaptation musicale de la pièce de Tennesse Williams, est révélateur du jeu entre ces différentes allusions, qu'elles apparaissent sous forme de références ou de parodies, qu'elles soient explicites ou implicites, populaires ou plus érudites. Nombreux seront les téléspectateurs à déceler la dimension parodique de l'épisode, où s'établit rapidement un parallèle entre Stanley Kowalski/Homer et Stella/Marge et où, dans le même temps, est reproduite une scène clé du film d'Hitchcock, The Birds, les oiseaux étant cette fois-ci remplacés par des centaines de bébés au regard fixe, tétant mécaniquement leur tétine. Transposition burlesque s'il en est, qui joue visiblement sur les attentes du téléspectateur et sur l'effet de surprise. Un peu moins nombreux seront ceux à percevoir la reprise parodique de The Great Escape, lorsque Maggie entreprend de récupérer la tétine qui lui a été confisquée. Et plus rares encore seront ceux à déceler, sur le poster accroché aux murs de l'école, la référence à Ayn Rand et à sa philosophie « objectiviste », par le biais des expressions « A is A » et « helping is futile »7. Clés de voûte du programme, ces parodies sont dans tous les cas revendiquées comme telles, mettant ainsi l'accent sur le jeu et la subversion. Mais, plus sérieusement, The Simpsons permet ainsi de poser la question du devenir de la culture au sein d'un monde surmédiatisé.



1« Le dessin animé est basé sur le plagiat ! Si personne n’avait eu l’idée de plagier Les jeunes mariés, on aurait pas eu Les Pierrafeu. Si personne n'avait chipé Flipper le dauphin, on n'aurait pas eu Fish Police, Au nom de la loi, Chef Wiggum, Yogy Bear […]. Monsieur le juge, si vous nous enlevez le droit de pomper des idées, où allons-nous en dégoter? »

2L. Hutcheon, The Politics of Postmodernism, New York, Routledge, 1989, p. 93 : « Parody—often called ironic quotation, pastiche, appropriation, or intertextuality—is usually considered central to postmodernism, both by its detractors and its defenders ».

3Dans les épisodes « Itchy & Scratchy Meets Fritz the Cat », « Steamboat Itchy », « Scratchtasia » ou « Pinitchio ». par exemple.

4C'est justement la définition que donne Linda Hutcheon de la parodie dans A Theory of Parody. The Teachings of Twentieth-Century Arts Forms, University of Illinois Press, 2000 [1985], p. 32 : « Parody, then, in its ironic “trans-contextualization” and inversion, is repetition with difference ».

5L. Hutcheon, op.cit., p.34 : « Unlike imitation, quotation, or even allusion, parody requires that critical ironic distance. It is true that, if the decoder does not notice, or even cannot identify, an intended allusion or quotation, he or she will merely naturalize it, adapting it to context of the work as a whole. In the more extended form of parody which we have been considering, such naturalization would eliminate a significant part of both the form and the context of the text. The structural identity of the text as a parody depends, then, on the coincidence, at the level of strategy, of decoding (recognition and interpretation) and encoding. »

6U. Eco, « Innovation et répétition: entre esthétique moderne et postmoderne », in Réseaux, vol. 12, n°68, 1994, p. 9-26, p. 20.

7Ayn Rand développe une philosophie rationaliste, appelée « objectivisme », dans lequel elle replace l'individu, qui ne doit exister que pour lui-même, au centre de la société et de l'éthique. « A is A » fait référence à sa position selon laquelle il n'y aurait que trois auteurs qui auraient marqué l'éthique et qu'elle désigne sous l'expression les « trois A » : Aristote, Thomas d'Aquin et elle-même.

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