samedi 17 mars 2012

5. Vers une réaffirmation des schèmes culturels?


     De fait, si pendant longtemps The Simpsons a été perçue comme une série politiquement incorrecte et grossière, vilipendée par les âmes bien pensantes au motif qu'elle donnerait le mauvais exemple et inciterait à la dissidence, un nombre croissant de spécialistes de la culture de masse prêtent aujourd'hui au cartoon une portée plus traditionnelle, qui minimiserait sa tonalité subversive et révolutionnaire1.

     Dans la droite lignée des cartoons des années 1960 tels que The Flintstones ou The Jetsons, eux-mêmes parodies de live-acting sitcoms comme Father Knows Best ou Leave it to Beaver, qui présentaient des familles incarnations de l'American Dream dans sa version la plus idyllique The Simpsons moque avec une délicieuse effronterie le portrait de la famille nucléaire idéale. Antithèse du modèle patriarcal traditionnel, Homer est fainéant, immature, grossier, violent. Bart est un enfant rebelle, impoli, dont les farces et traquenards en tout genre ont souvent de graves conséquences. Et toujours les tentatives moralisatrices de la mère et de la fille s'avèrent vaines ou avortées, que ce soit pour défendre les droits féminins, pour limiter la violence dans les dessins animés ou réduire la consommation de sucre de la population obèse de Springfield. Fâcheux modèle familial que voilà là représenté. Mais, pour autant, The Simpsons n'abandonne pas toute dimension conservatrice de la famille. Certes, chaque épisode se conclut par une morale ou bien décevante ou bien inexistante. Pourtant, Homer fait également régulièrement preuve d'un amour sincère à l'égard de ses enfants, lui qui éprouve de la jalousie face à l'affection débordante de Maggie envers Moe, lui qui n'hésite pas à prendre trois emplois afin d'offrir à Lisa le poney de ses rêves. Mais surtout, au sein de la famille Simpson, l'ordre est systématiquement restauré. Ainsi, quelles que soient les motivations qui l'auraient pu conduire à s'éloigner, Marge est-elle invariablement ramenée à la maison. Rappelée à l'ordre par son mari lorsque sa passion pour les jeux de hasard prennent le pas sur son rôle de mère de famille, elle ne peut conserver durablement un emploi sans éprouver un sentiment d'insatisfaction. Ainsi quand, lorsque dans « Husband and Knives », elle devient une riche femme d'affaire et que Homer endosse en réaction, non sans humour, le rôle de la femme physiquement complexée, Marge réitère sa priorité d'être avant tout une mère de famille et l'épisode s'achève sur un retour à l'ordre traditionnel.
De la même façon, lorsque, traumatisée après une agression, elle fait de la musculation et devient vice-championne de bodybuilding, Homer lui rappelle la douceur et le calme qui l'incarnaient auparavant, lui faisant prendre conscience de la déviance dont elle a fait l'objet. Aussi les rôles genrés ne sont-ils jamais foncièrement remis en question et in fine, la famille et les valeurs familiales se trouvent-elles continuellement réaffirmées. A l'inverse, la solitude et le modèle monoparental apparaissent monstrueux, à l'instar de Patty et Selma, les deux abominables sœurs de Marge, auxquelles la possibilité d'élever un enfant, ou même de vivre une histoire d'amour, est systématiquement refusée.

     Plus que réaffirmée, la famille est véritablement sacralisée2. Face à l'adversité, tous les membres de la famille oublient leurs discordes et s'unissent, parvenant ainsi à triompher de tous les obstacles. Au fond, malgré tous ses désordres, la famille apparaît comme une entité à préserver à tout prix, une autorité suprême. L'épisode où les enfants Simpson sont confiés par la justice à la famille Flanders est à cet égard révélateur. Le choix final de Maggie, confrontée au dilemme de choisir entre une famille Flanders présentée sous un jour édenique et sa propre famille atteste de ce que la véritable famille primera toujours, de ce que les apparences, quelles qu'elles soient, ne sauraient dissimuler la sincérité de l'attachement qui unit les membres de la famille. The Simpsons « combine [adroitement] traditionalisme et anti-traditionalisme. [La série] se moque continuellement de la famille américaine. Mais elle offre également continuellement une image durable de la famille nucléaire précisément en la satirisant. Beaucoup des valeurs traditionnelles de la famille américaine survivent à cette satire, et par-dessus tout, la famille américaine en tant que valeur elle-même. »3 Reste que cet épisode adresse en outre une critique acerbe du caractère intrusif de l'État dans la vie de famille.

*

     En effet, à la conception de la famille semble correspondre une conception de la communauté toute aussi conservatrice. De la même façon que l'intrusion de personnes ou d'autorités extérieures au sein du foyer des Simpson provoque immanquablement des catastrophes (on se souviendra d'Artie Ziff, le soupirant de Marge installé dans le grenier, ou de l'élève albanais en réalité espion), plus généralement, la confrontation des habitants de Springfield avec l'extérieur s'avère souvent délicate. Une dichotomie se dresse ainsi entre d'un côté la petite ville de Springfield et, de l'autre, la grande ville qu'est Capitole City, une dichotomie qui, dès lors, établit un jeu subtil entre l'extérieur et l'intérieur. Tantôt ville de perdition lorsque Bart et Lisa s'égarent, oubliés par le bus scolaire, lieu de tentation quand Homer manque de faillir à ses vœux au cours d'un voyage d'affaire avec sa collègue Mindy, de dépravation quand Milhouse en revient oreilles percées et cheveux teints, d'humiliation lorsque Homer y incarne la mascotte de l'équipe de baseball, Capitole City représente indubitablement une altérité à la fois mystérieuse, fantasmée et dangereuse4. Or c'est précisément de ce jeu constant entre l'extérieur et l'intérieur que l'une des portées fondamentales de la série émerge. D'une part, la ville de Springfield constitue une véritable sphère autonome : elle abrite une centrale nucléaire, des supermarchés, une station de radio et de télévision, un théâtre, un cinéma, des musées, une église, une prison, des écoles maternelle et élémentaire, un collège et deux universités, un opéra, un aéroport, un poste de police, un zoo, etc. D'autre part, à plusieurs reprises, une immense cloche surplombant Springfield coupe littéralement la ville du reste du monde. Du reste, en présentant tous les habitants au cours des tribulations des Simpson dans les rues de Springfield, le générique annonce d'emblée combien, en arrière-plan, le propos de la série concerne, au-delà de la seule famille Simpson, la communauté entière et son rapport à la ville, à la territorialité. On comprend mieux dès lors le rapport conflictuel qu'entretient la série à l'autorité. Dans son étude sur le huis-clos dans les séries télévisées américaines, Stéphane Degoutin a montré comment les personnages de ces communautés repliées sur elles-mêmes, tributaires les uns des autres et se voyant chacun attribué une fonction particulière, ressuscitaient le mythe de la naissance de la nation américaine. Le huis-clos vaudrait ainsi pour métaphore de l'Amérique primitive, à partir de laquelle se serait forgé l'ordre social américain, une sorte de « paradis perdu et obsédant, que les médias se plaisent à magnifier, comptant sur la passion nostalgique des téléspectateurs »5. Typologie des caractères, repli sur soi d'une communauté dont les rapports avec l'altérité sont difficiles : The Simpsons entretient assurément un lien indéfectible avec ce mythe de la naissance de la nation. Dans cette optique, le choix du nom de Springfield n'est sans doute pas anodin. Il permet, dans un premier temps, de dresser des ponts avec le public, en jouant constamment autour de la localisation géographique de la ville aux États-Unis - « C'est une part de mystère, oui. Mais si tu regardes bien les indices, tu peux le comprendre » déclare Lisa dans « Blame it on Lisa ». Mais si l'emplacement de Springfield demeure un mystère, c'est que, en réalité, la ville vaut surtout pour son symbolisme. Quel que soit l'État dans lequel elles se trouvent, les villes de Springfield sont toutes des villes anciennes, fondées par les premiers colons – qui construisirent leurs maisons près d'une chute d'eau, « spring », dans un champ, « field ». Par ailleurs, de par leur ancienneté, certaines de ces villes ont accueilli quelques événements marquants de l'histoire des États-Unis, depuis la naissance du basket ball pour la Springfield du Massachussets, qui d'ailleurs abrite depuis 1777 l'arsenal des États-Unis, jusqu'à celle de l'Illinois, ville d'adoption d'Abraham Lincoln de 1837 à 1861 (outre que ce fut dans ses rues que, en 2008, Barack Obama annonça sa candidature officielle à l'investiture démocrate !) C'est donc résolument dans cette veine historique que s'inscrit The Simpsons, en attestent les multiples apparitions des pères fondateurs au cours des épisodes : Benjamin Franklin, Abraham Lincoln, George Washington. Ainsi le fondateur de la Springfield de The Simpsons, Jebediah Springfield, était-il, selon la légende, un courageux pionnier, symbole de l'héroïsme américain. Mais au cours de la cérémonie du 200ème anniversaire de Jebediah, Lisa découvre l'horrible vérité : en réalité pirate du nom de Hans Sprungfeld, le fondateur aurait tenté de détrousser et de tuer George Washington. Le mythe de la fondation de Springfield et, au-delà, le mythe de la naissance des États-Unis apparaît dès lors fallacieux, dissimulant en réalité crime et péché. Pourtant, à la fin de l'épisode, Lisa renonce à révéler la vérité à ses concitoyens, réaffirmant de la sorte le mythe fondateur comme garant de la cohésion et de la fierté nationale.


*

     Les parodies des schèmes culturels américains qui, constamment, irriguent The Simpsons, dénoncent, de facto, la fiction comme une fiction et dévoilent combien les discours culturels ne sont que des représentations. Voilà qui sans doute autorise à se demander, à l'instar de John Alberti dans Leaving Springfield, si The Simpsons ne présenterait pas, au sein même de la culture de masse, une contre-culture. Ainsi les mythes fondateurs, et en particulier celui de l'American dream, apparaissent-ils dans ce qu'ils ont à la fois d'artificiel et d'obsolète, ne résistant pas à leur confrontation avec la réalité. Pourtant, s'agissant de représentation, l'image de l'Amérique et le questionnement quant à ses fondements que propose la série trahit inlassablement, en pointillé, un attachement indéfectible à ces mêmes mythes que la sitcom tentaient précisément de subvertir : toujours les valeurs fondamentales se trouvent réaffirmées, voire sacralisées. A cet égard, le jeu constant que permettent références et allusions prend place au sein d'un paradigme beaucoup plus large autour de la culture et de ses deux pendants, la pop et la high culture. Songeons notamment aux apparitions récurrentes du repris de justice Tahiti Bob, ce clown de seconde zone à la chevelure surprenante. Républicain, doté d'un accent distingué, ayant reçu une éducation à la Ivy League, féru de poésie et de musique classique, Tahiti Bob est l'incarnation même de la culture élitiste, lui qui s'est érigé défenseur de la haute littérature contre les déviances néfastes de la culture de masse. Rien d'étonnant dès lors à ce que son ennemi juré ne soit autre que Bart, au contraire parangon de la culture populaire. Là s'affrontent deux conceptions de la culture, deux conceptions de la société, deux conceptions de l'Amérique.
Or, constamment, les motivations de Bob sont dévoilées dans leur haine de l'altérité. Aussi, en un sens, la série oppose-t-elle bien, au sein même du mainstream, une contre-culture aux discours idéologiques dominants. Pourtant, lorsque d'aventure l'occasion se présente à Bob de tuer Bart, il renonce à son entreprise, comme si anéantir son ennemi juré revenait à annihiler une partie de lui-même. « Sa haine irrationnelle de Bart […] suggère que la structure centrale de la série est plus qu'une simple contestation de la culture élitiste envers la culture populaire. La narration décrit plutôt les forces à l'œuvre à l'intérieur d'un même medium, l'attraction à la fois du conservateur et du révolutionnaire. Les interruptions de Bob sont les réminiscences de la série et du medium de leur propre histoire. »6 Cet exemple est particulièrement représentatif de la façon dont, dans The Simpsons, dimension contestataire et dimension traditionnelle constamment se jouxtent et s'entremêlent, obscurcissant ainsi la portée véritable du discours que véhicule la fiction. Voilà qui étaie cette affirmation de Paul Cantor : « la série fournit des éléments de continuité qui rendent The Simpsons plus traditionnel qu'il y paraît à première vue. »7

     La postmodernité a érigé le relativisme et la liberté d'interprétation comme valeurs essentielles de la fiction. L'ironie postmoderne « n'est ni la propriété de l'œuvre, ni la création d'une imagination débridée, mais une façon de lire, une stratégie interprétative qui produit l'objet de son attention », rappelle Stanley Fish8. Loin de n'être qu'une sitcom subversive et provocatrice, The Simpsons présente en réalité un discours à multiples entrées, ambigu et complexe qui, sans conteste, résiste à toute interprétation unilatérale. La série manifesterait-elle le retour du « texte incohérent » (« incoherent text ») théorisé par Robin Wood pour qualifier la narration du cinéma des années 1970, de ce texte fondé sur des contradictions idéologiques qui reproduisent la confusion sociale et le désarroi existants9 ? A bien y regarder en effet, chaque discours véhiculé par la série semble s'accompagner d'un contre discours qui en quelque sorte le neutralise. On gagnerait ainsi sans doute par exemple à analyser la représentation de la nature dans la série. En effet, d'un côté, les standards moraux de la petite Lisa, végétarienne convaincue et militante pour les droits des animaux, confèrent à The Simpsons une veine écologiste d'autant plus prégnante que la centrale nucléaire de Springfield s'apparente à un repaire de capitalistes sans foi ni loi. De l'autre, cette même veine est décrédibilisée par l'idéalisme rigide de la jeune fille, tandis que, tel un leitmotiv, la nature apparaît hostile, voire cruelle, depuis ces dauphins néo-marxistes qui prennent la ville en otage jusques aux daims terrifiants qui, sitôt le dos des adultes tournés, montrent férocement leurs crocs aux enfants, sapant ainsi définitivement l'idéal jeffersonien d'une nature accueillante et nourricière. Le jeu constant autour des références ne saurait dissimuler, tapi au creux de l'ironie, la permanence de structures culturelles inconscientes. Et c'est précisément cette hésitation continuelle entre mise à distance et réaffirmation qui, sans doute, explique le succès de The Simpsons auprès de son public.





1Cf. M. S. Daubs, «Subversive or Submissive ? User – Produced Flash Cartoons and TV Animation », in Peer Rewieved Online Journal for Animation History and Theory, http ://journal.animationstudies.org/2011/02/26/michael-daubs-subversive-or-submissive/ : « what has begun as a seditious form, rebelling against corporate interference, censorship, and the dictates of “polite” society has effectively been appropriated for the maintenance and promotion of traditional values, thus encouraging a cultural association that minimises its revolutionary and subversive potential in the hands of users/produces. »
2P. A. Cantor, op. cit., p. 163  : « for all its slapstick nature and its mocking of certain aspects of family life, The Simpsons has an affirmative side and ends up celebrating the nuclear family as an institution. »
3P. A. Cantor, op. cit., p. 165 : « What makes The Simpsons so interesting is the way it combines traditionalism with anti-traditionalism. It continually make fun of the American family. But it continually offers an enduring image of the nuclear family in the very act of satirizung it. Many of the traditionnal values of the American family survive this satire, above all the value of the American family itself. »
4Lisa, dans « Dancin' Homer » : « Mais papa, on est des gens simples, avec des valeurs toutes simples. Capital City est une ville trop grande et trop complexe, ici, à Springfield, tout le monde nous connaît et nous pardonne. »
5S. Degoutin, Prisonniers volontaires du rêve américain, Paris, Éditions de la Villette, 2006, p. 62.
6D. L. G. Arnold, « Use a Pen, Sideshow Bob », in J. Alberti, Leaving Springfield. The Simpsons and the possibility of Oppositional Culture, Wayne State University Press, 2004, p. 1-28, p. p. 26-27 : « His irrational hatred of Bart […] suggests that the central structure of the show is more than a contest of the highbrow against the low. Rather, this narrative describes the forces at work within a single medium, the pull both of the conservative and the revolutionary. Bob's disruptions are the show's and the medium's recollections of their own histories. »
7 Paul A. Cantor, in Mark I. Pinsky, The Gospel According to the Simpsons. The Spiritual Life of the World's Most Animated Family, John Knox Press, 2001, p. 218 : « the show provides elements of continuity that make The Simpsons more traditional that may first appear. »
8S. Fish, « Short People Got No Reason To Live/ Reading Irony », in Deadalus, vol. 112, n°1, 1983, p. 175-191, p. 189 : « is neither the property of works, nor the creation of an unfettered imagination, but a way of reading, an interpretative strategy that produces the objet of its attention. »
9Cf. R. Wood, Hollywood : From Vietnam to Reagan, New York, Columbia University Press, 1986.

1 commentaire:

  1. Bonjour Chloé,

    Je suis journaliste pour l'émission 100 % mag, diffusée tous les soirs de semaine sur M6. Je réalise un sujet sur les donuts, et je voudrais faire participer un connaisseur des Simpsons qui pourrait nous raconter un peu si ce sont les Simpsons qui ont lancé la mode du donut en France, nous dire si les donuts sont présents dans la plupart des épisodes, si c'est un symbole américain...
    Si vous êtes intéressé par cette expérience, n'hésitez pas à me contacter au 01 82 28 31 15, ou camille@soda-presse.fr

    Merci beaucoup!

    Camille

    RépondreSupprimer