Cependant,
ces différentes satires apparaissent paradoxales, voire
contradictoires. Les différentes satires politiques, par exemple,
rudoient tant le parti républicain que le parti démocrate. D'un
côté, le républicanisme est présenté comme une annexe de la
classe sociale dominante, manipulatrice et machiavélique.
Mais d'un
autre côté, de nombreuses remarques des personnages jettent le
discrédit sur le parti démocrate. Le maire Quimby est véreux,
vénal et infidèle, constamment accompagné d'une prostituée. Le
« dernier des véritables démocrates » que rencontrent
les Simpson est un vieillard édenté et sénile, qui déclame avec
fébrilité le sacro-saint credo
« taxer-dépenser ». Difficile, dans The
Simpsons, de trouver une orientation politique
nette et franche. De même en ce qui concerne la religion. Dans The
Simpsons, finalement, toute autorité fondatrice,
qu'elle soit religieuse, politique ou même mafieuse, est
immanquablement tournée en dérision, taxée d'hypocrisie et de
vénalité. Sans doute pourrait-on rapprocher ces critiques de la
méfiance des postmodernes à l'égard des récits fondateurs, car
c'est bien dans le refus de toute compromission à une loi générale
jugée illégitime que se rejoignent ces satires a
priori paradoxales. C'est ce qui explique que le
cartoon
n'apporte pas de solutions aux critiques soulevées par la satire, et
le spectateur est déçu s'il attendait une résolution finale.
Tandis que depuis l'Antiquité la satire avait pour fonction de
stigmatiser les vices et les déviances de la société en se fondant
sur un système figé de valeurs morales, à l'époque postmoderne,
où s'accentue la défiance à l'égard d'une quelconque
transcendance
et où la moralité devient une affaire de choix personnels, la
satire ne repose plus sur des valeurs fixes mais fluctuantes et
relatives et, sans être dépossédée de sa dimension critique, ne
renvoie plus guère à un jugement moral qui, lui, est laissé à la
compréhension du destinataire.
Refusant d'adhérer à la pratique d'une résolution finale
artificielle, The
Simpsons revendique clairement son refus de toute
complaisance : « There
is no moral, it's just a bunch of stuff that happened »,
conclut Homer dans « Blood
Feud ». Mais cette absence de morale unanime
est ce qui permet, précisément, une infinité de lectures
possibles, reposant sur la faculté d'analyse et d'appréciation
personnelles du téléspectateur. Devant l'étendue de la veine
subversive dispensée par la série, il apparaît donc difficile,
voire impossible, de définir clairement la ligne politique suivie
par The Simpsons, comme si, au fond, la subversion ne valait
pas tant pour la portée finale qu'elle dégagerait que pour le jeu
qu'elle introduit avec le public. D'une part, en effet, la façon
dont la plupart des thèmes sont traités constitue autant de
problématiques conformes aux idéaux progressistes du parti
démocrate. Al Jean, l'un des scénaristes, apparentait ainsi sans la
moindre ambiguïté la sitcom au parti de gauche.
D'autre part pourtant, les républicains se reconnaissent désormais
eux aussi dans The Simpsons, allant jusqu'à y puiser leurs
propres slogans.
C'est ainsi que l'expression fameuse utilisée par
Willie le jardinier pour qualifier les français, ces « primates
capitulards et toujours en quête de fromage »
(« cheese-eating surrender monkeys »), fut
récupérée par Jonah Goldberg, éditorialiste du National
Review, magazine réputé républicain, pour référer à
l'attitude des Français durant la guerre en Irak. Mais plus
généralement, certaines représentations qu'offre la sitcom
manifestent une certaine ambiguïté idéologique, souriant à la
fois aux républicains et aux démocrates. La manière dont la
question homosexuelle est évoquée en est exemplaire, en particulier
lorsque Moe, sur l'initiative de Smithers, décide de transformer son
troquet en bar gay. Hommes précieux, dandys wildesques, travestis,
camionneurs aux moustaches profuses et aux muscles saillants :
la nouvelle clientèle de Moe constitue un panel exhaustif des
stéréotypes les plus courus, dénonçant par là avec l'ironie
habituelle de la série les poncifs régissant l'homophobie. Mais
parallèlement, la population homosexuelle est dévoilée comme un
nouveau marché, particulièrement lucratif, de la société de
consommation.
Dans le même temps, plusieurs personnages font
soudainement leur coming out, depuis le professeur de musique
de l'école jusqu'au vendeur obèse de bandes dessinées. Et lorsque
Moe avoue son hétérosexualité, tous le rejettent. La désormais
doxà selon laquelle il faut accepter sa véritable identité
s'apparente ainsi à un véritable phénomène de mode pour
bourgeois-bohème en quête d'originalité. L'homosexualité fait dès
lors l'objet d'un renversement et apparaît comme un leurre, une
sorte d'aveuglement passager masquant à peine une profonde crise
existentielle, un simulacre d'ouverture d'esprit en réalité
excessivement sectaire. Nous voilà bien loin d'une représentation
progressiste de la sexualité. Ainsi de multiples lectures sont
rendues possibles en fonction des affinités et convictions
personnelles de chacun.
Or
c'est précisément cette multiplicité des interprétations
possibles qui, ce me semble, conduit à s'interroger sur la véritable
portée du discours. En effet, la véritable satire me paraît
s'attacher non pas tant à vilipender les questions politiques
stricto
sensu,
toutes également discréditées, qu'à subvertir, en réalité, les
mythes et discours fondateurs de l'Amérique. Une subversion qui
s'opèrerait cette fois non pas à coup de provocation mais de façon
sous-jacente, par le truchement de motifs certes de second plan mais
dont la récurrence autoriserait à percevoir comme les indices d'une
volonté consciente d'interroger ce qui fonde et motive la
reconnaissance du peuple américain à sa nation, ce qui ordonne la
cohésion nationale, ce qui constitue les mécanismes de l'identité
américaine.
*
Ceci
apparaît clairement dans l'épisode « Much Apu About
Nothing » dans lequel un projet de loi est soumis au vote
pour expulser les immigrés, trop coûteux pour la communauté.
Plusieurs lignes directrices s'entrecroisent ici. Dans un premier
temps, horrifiée par ce scandale, Lisa rappelle à sa famille que
« l'immigration et l'Amérique ne font qu'un. Même la famille
Simpson a émigré en Amérique. » La question de l'immigration
se trouve ainsi intrinsèquement liée à celle de la naissance de la
nation américaine. De nombreux étrangers peuplent en effet le petit
monde de Springfield, depuis Apu jusqu'à l'homme abeille, en passant
par Willie, Gros Tony, la famille Van Houten, Carl et Moe. Le
discours sur les immigrés se transforme alors en critique amère
d'une Amérique oublieuse de ses origines. La façon dont est
rapportée, par flashback, l'arrivée de la famille Simpson
est éloquente. Dans une contrée lointaine, le père d'Abraham
Simpson, rêveur, montre à son fils une image de l'Amérique,
symbole d'une nouvelle vie dans le Nouveau-Monde. Quelques instants
plus tard, sur un bateau entrant dans Ellis Island, la famille
observe avec émerveillement la statue de la liberté. Mais
brusquement la veine lyrique s'interrompt pour laisser place à un
tableau burlesque où l'on découvre avec surprise l'ensemble des
Simpson vivant dans la tête de la statue, sortant de ses narines et
étendant son linge le long de son bras tendu. Et, soudainement, le
récit prend fin : « Il a fallu déménager quand la
couronne a été remplie d'ordure. Fin », conclut Abraham avant
de se rendormir.
C'est bien du rêve américain dont il s'agit, mais
celui-ci n'est pour les Simpson qu'une image irréelle. Ainsi dans
l'épisode « Bart Mangled-Banner », le retour des
Simpson en Amérique après leur exil s'apparente à première vue à
une reconstitution des premières immigrations : on y découvre
la famille Simpson rejouant la scène précédemment vécue par leurs
aïeux, vue sur la statue de la liberté, Homer, chapeau rond sur la
tête, vêtu d'un veston rapiécé et Marge les épaules entourées
d'un châle. « Désormais, vous vous appellerez Sims »,
leur annonce un agent de l'immigration. « C'est plus court,
rétorque Homer, bon, ça va prendre un moment pour qu'on s'intègre.
Je vais commencer par être flic, et avec le temps, je deviendrais un
ripoux. » La chute est irrésistiblement drôle, mais elle
montre également combien la conception qu'Homer se fait de
l'Amérique est héritée d'images directement puisée dans des films
comme La soif du mal ou Serpico. A l'inverse, dans
l'histoire personnelle de l'Indien Apu, l'Amérique apparaît
véritablement, comme le pays des opportunités, promesse de
réussite. Immigré aux États-Unis afin d'effectuer son doctorat,
aujourd'hui père de famille, gérant d'une supérette, aimant à
escroquer ses clients en creusant ses marges de vente de produits
périmés, Apu incarne parfaitement l'idée du rêve américain faite
réalité, mais dans son aspect le plus intolérable. « J'aime
ce pays où je suis libre de parler, de penser et de faire payer le
prix que je veux », avoue-t-il à Homer. Et quand il obtient
enfin la nationalité américaine, c'est sans vergogne qu'il refuse
d'effectuer tous ces devoirs de citoyen. The Simpsons prend
ainsi place dans une lignée de fictions qui, depuis Henry Miller
jusqu'à Pynchon, pointent les contradictions de l'Amérique, jettent
le discrédit sur ses valeurs et dénoncent son hypocrisie.
Mais la
déconstruction des discours fondateurs va plus loin et apparaît
sous une forme plus implicite. Je voudrais ici m'attarder sur la
façon dont la masculinité apparaît dans The Simpsons.
L'homosexualité constitue donc un thème récurrent de la série, ne
serait-ce qu'à travers le personnage de Smithers, ouvertement
amoureux de son patron, Mr. Burns, passion à sens unique source de
croustillants dialogues à double sens.
Mais surtout, dans de nombreux épisodes, Homer manifeste un certain
attrait pour les vêtements féminins, et aime à se contorsionner en
singeant une voix féminine. Aussi la thématique de l'homosexualité
mériterait-elle d'être examinée à la lueur du genre, ce
terme qui, à la différence du sexe, renverrait à l'intégration de
normes sociales et culturelles.
Et, précisément, de nombreux personnages masculins présentent une
faille dans leur masculinité. Ainsi Seymour Skinner, le principal de
l'école élémentaire de Springfield, est-il absolument assujetti à
une mère tyrannique. Chauve et myope, seul et sans emploi, Kirk Van
Houten est quant à lui l'image même de l'échec professionnel et
personnel, à l'instar de Lionel Hutz, l'avocat inapte qui,
périodiquement, s'essaie à de nouveaux jobs, toujours en vain.
Autant pourrait-on en dire de Barney, l'alcoolique au ventre
bedonnant, ou de Moe, dont la laideur et l'égoïsme font fuir les
femmes. Tandis que le maire Quimby, véreux et vénal, allie la
débauche à l'incompétence, l'idiotie du chef Wiggum semble n'avoir
pour égale que sa surcharge pondérale. Quant à Carl et Lenny, ils
sont curieusement perpétuellement inséparables. Inversement,
Rainier Wolfcastle, l'acteur interprète de McBain, et Drederick
Tatoum, le boxeur, apparaissent particulièrement virils. Pourtant,
le premier, parodie d'Arnold Schwarzenegger, apparaît comme une
brute épaisse sans cervelle et le second, caricature de Mike Tyson,
est en réalité pacifiste à la voix zozotante. Les personnages de
père de famille sont eux aussi sujets à une ironie corrosive. Homer
est une figure patriarcale défaillante. Seul Ned Flanders pourrait a
priori constituer un patriarche idéal : blanc, protestant,
de classe moyenne, aimé et respecté de sa famille, responsable,
réfléchi. A la mort de sa femme, il connaît mêmes quelques
aventures. Toutefois, le torse particulièrement musclé qu'il laisse
entrevoir au cours de l'épisode « A Streetcar Named Marge »
jette le discrédit sur sa sexualité – car c'est curieusement bien
par cette même musculature que sont caractérisés les ouvriers que
rencontrent Bart et Homer et qui, sitôt la pause sonnée, dansent,
torse nu, sur une musique des Village People.
Cette ambiguïté
apparaît d'autant plus justifiée qu'un faisceau de coïncidences
pour le moins troublantes entourent le personnage. Au fil des
épisodes, il est fait mention de Kevin Flanders, le frère
homosexuel de Ned. Plus tard, c'est Rod, le fils de Ned qui, cette
fois, proclame avec bonheur être gay. Les scénaristes brouillent
allègrement les pistes et jouent ostensiblement de la sexualité du
puritain. Ainsi quand, dans le film The Simpsons, Ned
s'apprête à se confesser, c'est avec une pieuse ferveur qu'Homer
prie pour assister au coming out de son voisin.
En présentant des
personnages masculins ici timorés face à la féminité, là
arborant une sexualité douteuse, tantôt incompétents ou
physiquement peu amènes, The Simpsons pointe clairement du
doigt la faillite de la masculinité traditionnelle. Or la
représentation de la masculinité a toujours été garrotée à une
forte dimension politique voire idéologique, histoire américaine et
masculinité s'éclairant réciproquement.
En effet, la définition d'une masculinité idéale s'est forgée,
aux États-Unis, en fonction des besoins politiques et sociaux du
nouveau-Monde qui, enfin libéré de l'étau castrateur de son père
britannique, choisit de s'inventer lui-même. La naissance de la
nation eu donc pour corollaire indispensable la naissance d'un homme
nouveau, un homme volontaire, robuste, vaillant, quand l'homme
britannique, duquel il s'agissait de se différencier, était perçu
comme efféminé et précieux. Aussi la définition de la masculinité
américaine idéale était-elle avant tout motivée par les
impératifs liés à la fondation et à l'essor de cette nouvelle
nation. L'homme idéal est jeune, blanc, protestant, de classe
moyenne, hétérosexuel, père de famille, travailleur. A l'image du
Founding Father Benjamin Franklin, la masculinité est ancrée
dans l'idée de propriété, d'autonomie et, avant tout, de contrôle
du travail accompli, de sa famille et de soi. Or la transition vers
le capitalisme corporatiste, la concentration des capitaux, la
nouvelle organisation du travail, la montée des structures
bureaucratiques ébranlent le sentiment de prouesse économique et
d'indépendance qui constituaient jusque là les idéaux à atteindre
pour un homme accompli. Parallèlement, les divers mouvements
minoritaires relativisent la mainmise de l'homme sur la sphère
publique et érodent la frontière du genre, sans que, désormais, la
frontière, officiellement fermée en 1890, n'offre plus d'espoir de
renaissance. La masculinité, dès lors, ne va plus de soi, mais
apparaît au contraire incessamment remise en question, comme un
idéal dont la réalisation difficile voire impossible est une source
d'anxiété profonde. Ainsi que l'explique Michael Kimmel, " au
tournant du siècle, la virilité
fut progressivement remplacée par le terme masculinité
qui réfère à un ensemble de traits comportementaux et d'attitudes
qui contrastaient alors avec un nouvel opposé, la
féminité.
La masculinité était quelque chose qui devait être constamment
démontré, la réalisation de ce qui était toujours remis en
question – de peur que l'homme soit détruit par une apparence trop
féminine." La crise
contemporaine de la masculinité, sur laquelle s'accordent tous les
théoriciens, trouverait ainsi également pour grande part ses
origines dans l'évolution de la culture, « construite autour
de la célébrité et de l'image, de la séduction et de la
publicité, de la commercialisation et du consumérisme »,
autant de paradigmes traditionnellement considérés comme féminins
et que The Simpsons n'a de cesse de subvertir. Dès lors, les
représentations défaillantes de la masculinité qui égrènent
invariablement les épisodes s'éclairent fondamentalement. A une
masculinité déliquescente correspondrait ainsi la propre
déliquescence des États-Unis, la faillite de ses propres discours
fondateurs.
La subversion dans
The Simpsons n'a donc de cesse de remettre en question les
fondements sur lesquelles l'identité américaine s'est construite.
« The Simpsons est la série la plus systématiquement
et intelligemment ironique de la télévision. Allant à l'encontre
de la logique implicite de la sitcom, elle travaille
implacablement à explorer et exploiter le fossé entre l'American
dream et la réalité de l'Amérique contemporaine »,
explique Kevin Dettmar.
Mais les discours dans la série sont multiples et s'entrecroisent.
De fait, si l'ironie et l'intertextualité remettent en question les
stéréotypes et confèrent à la fiction un ton résolument libéral,
dans le même temps, certains éléments tendent à réaffirmer ce
que, précisément, elles tentaient de subvertir. Il est par exemple
intéressant d'observer que, dans ce panorama d'images masculines
défaillantes, les deux personnages qui affichent une paternité
prolifique sont d'un côté l'immigré clandestin Apu et, de l'autre,
Cletus Spuckler, hillbilly analphabète à l'hygiène
douteuse, tous deux à la tête d'une portée d'enfants, huit pour
l'un, trente-neuf pour l'autre, comme si le modèle hégémonique
masculin était désormais révolu, résolument déliquescent face
d'une part, à la montée du multiculturalisme et, d'autre part, à
une politique d'assistanat social excessive. Un discours dont les
résonances sonnent décidément conservatrices et qui vient
complexifier un peu plus encore la portée de la sitcom.