samedi 17 mars 2012

1. De la fable à l'essai: le cartoon comme objet d'étude des cultstuds




     « Animation as a film language and film art is a more sophisticated and flexible medium than live-action films, and thus offers a great opportunity for film-makers to be more imaginative and less conservative »1, affirme Paul Wells dans son étude sur les films d'animation. Depuis sa naissance à la fin des années 1920 dans les studios Disney, Warner Bros, MGM, etc., le cartoon se diversifie et touche un public de plus en plus varié, envahissant toujours plus le paysage audio-visuel. Des cartoons destinés aux enfants à ceux ciblant exclusivement les adultes, comme le hentai et ses variations2, des versions pseudo éducatives (Dora the Explorer) aux sitcoms volontairement satiriques, mêlant causticité et subversion (The Simpsons, Daria, Family Guy, American Dad, South Park), le cartoon est devenu un véritable fait de société, dont les produits dérivés témoignent de l'ampleur de son phénomène. Parallèlement, le marché financier prospère que représente le cartoon est le lieu d'interactions constantes entre les différents media fictionnels. Il est fréquent, aujourd'hui, de porter un cartoon à l'écran sous la forme d'un full-length cartoon (Tom & Jerry : the Movie ou The Simpsons : the Movie), de l'adapter sous forme filmique, comme ce fut le cas de The Flintstones, ou, inversement, de voir un film (The Mask), une série, un roman (Tom Sawyer) ou une bande dessinée (le prolifique monde des super-héros de la Marvel : Batman, Spiderman, et Cie) inspirer un cartoon. Quelle que soit la valeur que l'on accorde au dessin animé, celui-ci est indéniablement un élément-clé de notre culture contemporaine.

       De fait, l'une des branches de la cultural anthropology anglo-américaine, les cartoon studies, porte son attention sur ce nouveau et vaste champ d'exploration et met au jour la richesse culturelle et sociologique que recèle le dessin animé, creusant ainsi la voie ouverte par le cultural turn des années 1960, qui avait mis en évidence le caractère mouvant et symbolique de la culture. Approfondissant la conception de Sir Edward Taylor3, Clifford Geertz notamment la définissait comme un concept sémiotique, le produit de différentes « toiles de significations » que l'individu tisse lui-même et au centre duquel il se trouve. En conséquence de quoi son étude ne devait pas « être une science expérimentale à la recherche de lois, mais une science interprétative à la recherche de significations »4. Ce renouvellement dans la compréhension de la culture ouvrait alors la voie à l'anthropologie culturelle. Dans le même temps, l'essor de l'industrie de la communication de masse et le capitalisme consumériste ont permis de diffuser une culture dont les manifestations surgissent à présent dans toutes les sphères de la vie privée et publique et qui, comme le souligne Frederic Jameson, s'est « étendue de telle façon que le culturel n'est plus limité à ses formes antérieures, traditionnelles ou expérimentales, mais est consommé dans la vie quotidienne elle-même, dans le shopping, dans les activités professionnelles, dans les diverses formes de divertissement télévisé, dans la production du marché et dans la consommation de ces produits marchands, en fait, dans les champs les plus secrets et dans les recoins du quotidien. L'espace social est maintenant complètement saturé par l'image de la culture. »5

      En foi de quoi, l'étude de cette culture, de la façon dont les individus se perçoivent eux-mêmes et appréhendent le monde qui les entoure ne saurait se restreindre ni à la seule littérature, ni même aux manifestations culturelles et artistiques dites « élitistes », auxquelles les études littéraires et non littéraires avaient jusque là presque exclusivement porté leur attention, mais qui, désormais, ne suffisent plus à rendre compte de façon exhaustive et satisfaisante de l'état du monde contemporain. L'étude des manifestations populaires de la culture, dont les travaux de la Birmingham School ont, les premiers, démontré la validité d'une approche sérieuse6, apporterait donc indubitablement un éclairage nouveau et indispensable dans le champ des humanities, à une époque où, du reste, l'intérêt pour la littérature suit une pente toujours plus déclinante. Aussi, puisque le cartoon est un carrefour où se rencontrent et fusionnent tous les media fictionnels et parce qu'il représente le produit de masse par excellence, la nécessité se fait de plus en plus pressante de considérer avec sérieux ce medium qui pourrait alors s'avérer un outil anthropologique de choix, à la fois témoignage, illustration et analyse des problématiques qui agitent les sociétés moderne, postmoderne et hypermoderne. En effet, l'évolution du cartoon, tributaire de celle des moyens techniques de diffusion, dévoile les liens de plus en plus complexes qu'il entretient avec le monde dans lequel il s'ancre; à mesure que capitalisme, consumérisme et communication de masse affirment leur mainmise sur le quotidien de l'individu, le cartoon passe d'une dimension presque parabolique, où le discours comique jouxte la volonté de témoigner des représentations du monde et de l'individu, à une dimension plus théorique, sans cesse plus proche de l'essai, où sont présentées et analysées, et dans la forme et dans le contenu du dessin animé, les structures qui sous-tendent les relations sociales et la relation au monde. Progressivement, le cartoon devient alors son propre objet d'étude, développant une réflexion non seulement sur l'individu, mais aussi sur les media et ce qu'est la culture à l'heure de la société de consommation.

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      Depuis les années 1970, les visual studies, mettant au jour l'ineffable relation entre texte et image, ont souligné la force rhétorique de celle-ci, son pouvoir politique et idéologique7. Aussi, comme tout medium visuel, le cartoon, à l'origine diffusé dans les cinémas en avant-première des films ou des actualités et destiné à un public mixte, présente lui aussi un discours multiple d'autant plus intéressant et complexe que, fidèle à sa portée divertissante originelle, le cartoon se présente avant tout comme un discours léger et comique.


     De nombreuses études se sont employées à analyser le potentiel propagandiste du cartoon, notamment durant la Seconde Guerre Mondiale (on se souvient de The Blitzwolf de Tex Avery, qui en réunissait tous les ingrédients), en s'attardant sur la puissance visuelle des images et les connotations qu'elles dégageaient. Toutefois, réduire la visée politique, ou plus généralement sociologique du cartoon à l'apanage exclusif du cartoon dit « de propagande » serait restreindre considérablement son influence dans le champ culturel. Bien au contraire, sa portée comique évidente, fonctionnant à la fois à la manière d'un paravent et d'un transmetteur, semble volontiers abriter un discours connexe latent plus sérieux. Or c'est précisément dans le jeu de l'implicite et dans le symbolisme que se manifeste la profondeur du dessin animé qui, dès alors, n'acquiert son véritable sens que dans la mesure où le public participe lui-même à en construire le sens, que dans sa réception8 par le public. En effet, comme l'ont parfaitement montré Stuart Hall et David Morley9, l'interprétation de tout texte, y compris le texte filmique, ne saurait exister sans tenir compte de ces inéluctables influences que sont les conditions sociales, politiques, culturelles et personnelles des institutions qui l'élaborent et des individus qui le perçoivent10. Un cartoon comme Tom & Jerry en est un exemple manifeste. Excepté dans l'épisode « Yankee Doodle Mouse » (1942) où Tom et Jerry reproduisent Pearl Harbour, et quelques rares caricatures d'Hitler, peu de références politiques explicites sont présentes. Conformément à la fonction divertissante du cartoon, les innombrables courses-poursuites confèrent aux épisodes un rythme vif et allègre, que relaient les gags et mimiques des deux personnages qui ne cessent de se chercher querelle. Néanmoins, on pourrait raisonnablement déceler dans les aventures de Tom et Jerry une fable illustrant le combat de la nation américaine contre l'ennemi. Quand Tom et Jerry apparaissent pour la première fois sur le grand écran en 1940, dans « Puss Gets the Boots », alors qu'ils ne sont pas encore les personnages que l'on connait, le spectateur découvre le chat Jasper torturant avec cruauté la petite souris Jynx. Le chat aux yeux pétillants de malice, au comportement sadique et vicieux correspond alors exactement à l'imagerie traditionnelle du prédateur menaçant et angoissant. A cette époque, les États-Unis ne sont pas encore entrés en guerre, mais observent avec inquiétude l'avancée d'Hitler en Europe. Sans doute pourrait-on voir dans ce prédateur s'amusant avec sa proie une allégorie du Führer avançant avec malice et duplicité ses pions en Europe. Après l'attaque lancée contre Pearl Harbour en décembre 1941, les États-Unis entrent en guerre et, en janvier 1942, le Président Roosevelt lance le « Victory Program », invitant toute la population à participer à l'effort de guerre. Or on constate que, dans le même temps, les connotations que véhiculent Tom et Jerry ont changé, renversant le modèle interprétatif qu'ils diffusent : Tom s'humanise (il marche sur ses pattes arrières et sait faire preuve d'empathie), n'engageant alors plus tant la cruauté et la distanciation que le rapprochement sympathique et l'affection, tandis que Jerry qui, elle aussi, sait se faire malicieuse, n'est plus présentée comme une victime innocente, si bien que la traditionnelle dynamique bourreau/victime ne peut plus s'opérer unilatéralement. Mais surtout, malgré leur relation conflictuelle apparente, Tom et Jerry sont complices et capables de s'allier contre l'adversité. Dans l'épisode « The Lonesome Mouse » par exemple, alors que Jerry est parvenue à se débarrasser de son adversaire, exilé par sa faute dans le jardin, sa réjouissance est de courte durée et la voix de sa conscience se fait bientôt entendre  : « You never thought you'd miss that cat, did ya? Feelin' kind of lonesome? Look at him. You can't live with him, but there's no fun without him. »11 Jerry agite alors le drapeau blanc et chat et souris élaborent un stratagème afin de réintégrer Tom au sein de la maison. Tom et Jerry se chamaillent, se disputent leur territoire. Néanmoins, ils font partie de la même famille, et dès lors qu'un tiers personnage, chat, chien ou domestique, entre en scène pour troubler leur relation, aussi conflictuelle soit-elle, ils font front ensemble. Il est significatif que Jerry ne sort pas toujours victorieuse de ces échauffourées; bien souvent, elle est elle-même la victime de ses propres manigances. Aussi, tandis que l'issue des querelles entre les deux personnages est aléatoire lorsqu'elles se muent en guérillas personnelles, la victoire qu'ils remportent immanquablement lorsqu'ils s'allient tous deux fait preuve de ce que c'est bien dans cette voie de renoncement aux griefs personnels au nom d'une nécessité supérieure que réside la solution face à l'adversité. Car l'union fait la force. Or, pour le spectateur qui va au cinéma pendant la Seconde Guerre Mondiale afin d'avoir des informations sur l'avancée des combats, et qui visionne au préalable ce cartoon, nul doute que cette idée reste gravée, de façon consciente ou inconsciente, dans son esprit. En d'autres termes, on pourrait lire dans Tom & Jerry, au-delà de ce comique à la vertu divertissante explicite, un discours implicite invitant le spectateur à penser en termes d'union et de solidarité durant cette période de troubles et d'incertitudes que sont les années 1940.



     Mais, outre cette dimension politique, on pourrait également déceler dans le cartoon une dimension plus psychologique, qui s'attacherait à refléter l'intériorité de l'individu. Peu d'analyses aujourd'hui encore s'attachent à montrer la profondeur psychologique de ses personnages, sans doute parce que, schématisés ou caricaturés, ils s'insèrent dans une intrigue apparemment simple qui recourt principalement au procédé de la réitération constante d'un seul et même schéma, dont celui de la course-poursuite est sans doute l'exemple le plus éloquent puisqu'il en est un leitmotiv récurrent. Un schéma qui, lui-même, se fonde sur des invariants : un assaillant plus grand et plus fort cherche à attraper un autre personnage, plus petit et en apparence plus faible, mais en réalité beaucoup plus rusé et plus agile. Bien évidemment le comique, et la possibilité de continuité du cartoon, tient à ce que cette traque est immanquablement vouée à l'échec et que les pièges tendus par le chasseur, tous plus sophistiqués les uns que les autres, non seulement échouent à capturer la proie mais, surtout, se retournent inlassablement contre le chasseur, qu'un bien triste et douloureux sort attend : chutes vertigineuses, explosions, multiples chocs et calamités en tous genres. Comique d'autant plus efficace que le plaisir du spectateur ne tient pas tant à l'originalité de ce qui lui est présenté que des plaisants processus de reconnaissance et d'anticipation qu'il engage. Pourtant, c'est justement par l'analyse de ces schèmes et de leurs variantes que le cartoon devient un véritable objet d'étude ethnologique et psychologique car, au sein de ses invariants il dessine en creux le lien qui unit le pourchassant au pourchassé, et dévoile en filigrane les sentiments qui les animent tous deux. « You can't live with him, but there's no fun without him. » : ces mots de la conscience de Jerry sont révélateurs. Dans de nombreux épisodes, les deux personnages concluent des sortes de pactes dans lesquels ils s'engagent à se poursuivre, la poursuite n'étant alors plus due à leur instinct animal mais bien à une volonté délibérée d'entrer dans le schème de la poursuite, comme s'il leur était impossible d'exister hors de ce schème. La relation entre Tom et Jerry, se fondant sur la même structure ambiguë qui régit l'hainamoration théorisée par Lacan12, plus qu'une dynamique dialectique et mécanique, semblerait en définitive plutôt reposer sur une nécessité intérieure, qu'alimentent des sentiments à la fois d'amour et de haine, de fantasme, de répulsion et de désir, un désir qui ne serait peut-être pas tant sexuel qu'un désir de l'autre et de sa présence, comme un miroir renvoyant à Jerry l'image d'elle-même et l'assurant de son existence. En définitive, c'est un lien presque fantasmatique qui unit les deux personnages, où l'absence de l'un engendre systématiquement un sentiment de manque chez l'autre. La réalisation du désir, d'un côté manger la souris et, de l'autre, se débarrasser définitivement du prédateur, équivaudrait à détruire ce qui constitue non pas la raison de vivre des deux personnages mais bien leur existence même, leur mode d'être au monde, ce qui leur offre la possibilité d'y prendre place. Voilà qui expliquerait pourquoi la poursuite ne peut avoir de fin, pourquoi Tom ne peut manger Jerry, et pourquoi celle-ci provoque elle-même cette poursuite. C'est bien ce paradoxe de l'autre ressenti comme nécessaire alors pour l'individu qu'il est simultanément réducteur de sa liberté et un adversaire potentiel qui caractérise les rapports sociaux et qui est représenté dans ce microcosme qu'est Tom & Jerry. Par ailleurs, la complexité psychologique des personnages s'accroit dès lors que l'on pose la question de leur sexualisation : si Tom est manifestement un mâle, une hésitation demeure pourtant quant au sexe de Jerry. D'un côté, sa physionomie et ses postures tendent à la présenter comme un personnage féminin. Dans ce cas, la relation fantasmatique unissant Tom à Jerry se colorerait d'une dimension érotique, et le cartoon pourrait en définitive présenter une variation, parodique, de la she-tragedy, ce genre théâtral qui dévoilait les souffrances de jeunes filles vertueuses et innocentes. Mais d'un autre côté, Jerry adopte également fréquemment un comportement à connotation masculine, non seulement revêtant parfois des accessoires sexuellement connotés (un chapeau melon, un journal) mais, surtout, flirtant également avec des personnages féminins. Le parallèle sans cesse esquissé entre les deux personnages, tant d'un point de vue comportemental que moral, permettrait sans doute de résoudre ce paradoxe ou, du moins, d'amorcer une ébauche de résolution. Au fond, Jerry est un Tom miniaturisé, sa vie à l'intérieur des murs reproduisant, à moindre échelle, celle de Tom à l'intérieur de la maison. En réalité, tout indique que Jerry se situe dans une relation mimétique à Tom, dont elle imiterait le comportement sans retour sur elle-même, dans une sorte d'absorption narcissique de l'autre, comme si elle n'avait pas véritablement achevé le processus de construction de soi. En somme, Jerry se situerait dans une phase pré-œdipienne d'indifférenciation sexuelle, calquant ses désirs sur ceux de Tom, adaptant son attitude en fonction de la sienne. La relation fantasmatique qui unit les deux personnages, mêlée à la fois de répulsion et d'attraction, se trouverait alors fondamentalement éclairée par l'absence de sexualité déterminée de Jerry. Suivant ce schéma, Tom, sexuellement différencié, vivant à l'intérieur de la maison et relativement indépendant, pourrait représenter le stade intermédiaire de la formation identitaire, dont le stade le plus abouti reviendrait alors au chien Spyke, courageux et déterminé, qui vit dehors et construit d'ailleurs lui-même sa propre maison, de sorte que, in fine, en présentant les différentes phases de la construction de l'identité personnelle et les ressorts inconscients qui les sous-tendent, Tom & Jerry se révélerait une peinture exhaustive du fonctionnement psychologique de l'individu.

     Parce que les personnages de cartoons apparaissent en quelque sorte désincarnés, soumis à la logique mécanique d'un schéma unique et redondant duquel ils semblent échouer à s'échapper, figés dans une posture éternelle, ils pourraient bien, justement, révéler beaucoup de l'humaine condition, dont ils incarnent des figures quasiment archétypales. Un schéma récurrent comme celui de la course-poursuite recèle, dissimulé derrière son apparente mécanique, un enchevêtrement inextricable de désirs inconscients et de fantasmes refoulés. Sans doute gagnerait-on à approfondir l'analyse de ses sentiments retors. Un cartoon comme Road Runner & Wile E. Coyote par exemple, dont la récurrence mécanique du schème principal et la désincarnation des personnages sont poussées à l'extrême, pourrait alors certainement non seulement apprendre beaucoup de ces représentations psychologiques qui fondent notre humanité, et donc notre culture, mais aussi, développer une réflexion plus philosophique sur l'absurdité du monde.

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     Mais à partir des années 1950, la conception du cartoon évolue, tant dans sa définition générique que dans son appréciation intellectuelle. L'essor de la télévision dans les foyers et la désertion des cinémas13 conduisent les producteurs à se tourner vers un public au potentiel financier considérable : les enfants. C'est ainsi que les Saturday Morning Cartoons, ces cartoons élaborés pour les enfants et regardés exclusivement par les enfants font leur apparition à la télévision. Quittant sa conception traditionnelle de produit destiné à un public de masse pour n'engager désormais qu'un public ciblé, le cartoon accède alors au statut de genre à part entière, mais à celui de genre pour enfants. Il faudra attendre les années 1960 et The Flintstones, bientôt suivis par The Jetsons, produits par Hanna et Barbera, pour le voir renouer avec ce public mixte qui était originellement le sien. Diffusés en primetime14, un créneau horaire stratégique où les téléspectateurs sont censés regarder la télévision en famille, ces cartoons profitent de la mixité du public et de ses attentes pour revenir à un humour à multiples interprétations, où, sous la couverture du « simple cartoon », sont en réalité traités des sujets sérieux. Ainsi les préoccupations du dessin animé évoluent-elles, celui-ci débordant progressivement le cadre du cartoon stricto sensu, intégrant dans ses histoires un monde contemporain auquel n'était auparavant échu qu'un rôle de décorum, soulevant des problématiques jusque là dévolues à la littérature ou au cinéma. The Flintstones, outre le comique dégagé par les gags traditionnels destinés aux enfants, développe un humour plus implicite visant un public plus adulte, fondé cette fois sur les jeux de mots, les références et les parodies. Mais il introduit surtout, grâce à la transposition constante, à l'ère préhistorique, des merveilles de la technologie moderne et du style de vie de l'Américain moyen des années 1960, une veine ironique nouvelle, qui ne cessera dès lors de se développer dans le cartoon, grâce à laquelle est diffusée une réflexion plus sérieuse sur l'American way of life et les implications sur la société du capitalisme grandissant. Voilà le cartoon entré dans une nouvelle ère, où son ironie manifeste lui permet de rallier de nouveau un public adulte, fidèlement à sa prétention traditionnelle, mais cette fois selon des modalités différentes. Loin des histoires en quelque sorte intemporelles, des fables qu'il présentait, affichant de plus en plus sa contemporanéité avec l'univers du téléspectateur, il prend en considération ses préoccupations. A partir des années 1980, capitalisme, consumérisme et médiatisation se renforcent. Cette exacerbation se traduit par un cartoon non seulement ironique mais toujours plus ouvertement subversif, de sorte que, d'un point de vue formel, le jeu incessant sur les références extérieures s'enrichit jusqu'à prendre le pas sur l'histoire proprement dite, tandis que, d'un point de vue rhétorique, le cartoon ménage une portée divertissante qui s'accompagne d'une portée toujours nettement plus théorique, où reprises parodiques, provocations et satires forment un assemblage complexe. Le cartoon, dès lors, acquiert une position prépondérante mais trouble, que stigmatise parfaitement The Simpsons, produit par Matt Groening, et qui, à de nombreux égards, peut être considéré comme le fils spirituel de The Flintstones, dont il reprend les procédés ironiques pour les porter à maturité, dans une volonté nettement plus subversive.




1P. Wells, Understanding Animation, Londres, Routledge, 1998, p. 6 : « L'animation, en tant que langage filmique et art filmique, est un medium plus sophistiqué et plus flexible que les films réels, et offre ainsi la formidable opportunité pour les réalisateurs d'être plus imaginatifs et moins conservateurs ».

2Le Yaoi pour les relations homosexuelles masculines et le Yuri pour les relations féminines.

3E. Taylor, Primitive Culture, NY, J. P. Putnam's Son, 1920 [1871], p. 1 : « Culture, or civilization, taken in its broad, ethnographic sens, is that complex whole which includes knowledge, belief, art, moral, law, custom, and any other capabilities and habits acquired by man as a member of society. »

4C. Geertz, The Interpretation of Culture, NY, Basic Books, 1973, p. 4-5sqq: « Believing, with Max Weber, that man is an animal suspended in webs of significance he himself has spun, I take culture to be those webs, and the analysis of it to be therefore not an experimental science in search of law but an interpretative one in search of meaning. […] Doing ethnography is like trying to read (in the sense of construct a reading of) a manuscript. »

5F. Jameson, The Cultural Turn : Selected Wrintings on the Postmodern, 1983-1998, NY, Verso, 1998, p. 111 : « the very sphere of culture itself has expended in such a way that cultural is non longer limited to its earlier, traditional or experimental forms, but is consumed throughout daily life itself, in shopping, in professional activities, in the various often televisual forms of leisure, in production for the market and in the consomption of those market products, indeed in the most secret folds and corners of the quotidian. Social space is now completely saturated with the image of culture. »

6Voir en particulier R. Hoggart, The Uses of Literacy, New Brunswick, Transaction Publishers, 2004 [1992].

7Voir à ce sujet la trilogie de W. J. T. Mitchell : Iconology. Image, Text, Ideology, University of Chicago Press, 1985; Pictures Theory : Essays on Verbal and Visual Representations, University of Chicago Press, 1995; What Do Pictures Want? The Lives and Loves of Images, University of Chicago Press, 2006. Voir aussi R. Barthes, « Rhétorique de l'image », in Communications, n° 4, 1964, p. 40-51. On pourra également se reporter aux travaux de S. Žižek pour une analyse plus psychanalytique du pouvoir idéologique de l'image.

8Comme le rappelle à juste titre A. Dominguez Leiva, « il n'est pas de texte sans le support qui le donne à lire (ou à entendre) et hors la circonstance dans laquelle il est lu ou entendu ». Voir « La lecture littéraire, enjeu du comparatisme culturel », in Théorie littéraire et culturalisme, La Lecture littéraire, n°10, Reims, septembre 2009, p. 67-81.

9Voir D. Morley, The Nationwide Audience : Structure and Decoding, Londres, British Film Institute, 1980, et « Changing Paradigms in Audience Studies », in E. Seiter, H. Borcher et allii, Remote Control : Television, Audiences and Cultural Power, Londres, Routledge, 1989, p. 16-43.

10S. Hall, « Encoding and Decoding in Television Discourse », in Culture, Media, Language : Working Papers in Cultural Studies, 1972-79, Londres, Hutchinson, 1980, p. 128-138. Puisque « there is no discourse without the operation of a code », l'« audience », selon un processus d'encodage et de décodage, jouait un rôle actif et prépondérant dans la construction de sa signification et combien, par conséquent, les interprétations d'un texte pouvaient être multiples.

11« Tu n'aurais jamais pensé que ce chat te manquerait, n'est-ce pas? Tu te sens un peu seule? Regarde-le. Tu ne peux pas vivre avec lui, mais ce n'est pas drôle sans lui. »

12J. Lacan, Encore, Paris, Séminaire Livre XX, 1975, p. 98.

13La désertion des cinémas est accrue par la déréliction du Code Hays, le contexte politique et la loi anti-trust de 1948, qui contraint les Big Five - Paramount, MGM, Twentieth Century-Fox, Warner Bros et RKO - qui avaient jusque là la mainmise sur l'ensemble du système de production – distribution – exploitation, notamment grâce aux méthodes du block booking (qui consiste à amener les cinémas à louer un lot de films) et du blind bidding (qui consiste à réserver les salles de cinéma sans que celles-ci n'aient visionné le film), à se séparer de leurs circuits de distribution, mettant ainsi fin au Studio System. Voir R. Maltby, « The Political Economy of Hollywood : the Studio System », in Philip Favies & Brian Neve (dir.), Cinema, Politics and Society in America, Manchester, Manchester University Press, 1991; M. B. Haralovitch, « Film Advertising, the Film Industry, and the Pin-Up », in B. Austin, Current Research in Films : Audiences, Economies and Law, vol. 1, Norwood, Ablex Publishing Company, p. 127-164.

14J.Alberti (éd.), Leaving Springfield. The Simpsons and the Possibility of Oppositional Culture, Detroit, Wayne State University Press, 2004, p.xiii : « This ambiguous cultural space allows producers and writers to take advantage of the resulting uncertainty regarding generic expectations from the mixing of the childlike and the adult, the supposedly trivial and the serious, by being able to treat serious and even controversial issues under the cover of being “just a cartoon”. »

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