« Animation
as a film language and film art is a more sophisticated and flexible
medium than live-action films, and thus offers a great opportunity
for film-makers to be more imaginative and less conservative »1,
affirme Paul Wells dans son étude sur les films d'animation. Depuis
sa naissance à
la fin des années 1920 dans
les studios Disney,
Warner Bros, MGM, etc.,
le cartoon
se diversifie et touche un public de plus en plus varié, envahissant
toujours plus le paysage audio-visuel. Des cartoons
destinés aux enfants à ceux ciblant exclusivement les adultes,
comme le hentai
et
ses variations2,
des versions pseudo éducatives (Dora
the Explorer)
aux sitcoms
volontairement
satiriques, mêlant causticité et subversion (The
Simpsons,
Daria,
Family Guy,
American Dad,
South Park),
le
cartoon
est devenu un véritable fait de société, dont les produits dérivés
témoignent de l'ampleur de son phénomène. Parallèlement, le
marché financier prospère que représente le
cartoon
est le lieu d'interactions constantes entre les différents media
fictionnels.
Il est fréquent, aujourd'hui, de porter un cartoon
à
l'écran sous la forme d'un full-length
cartoon
(Tom &
Jerry : the Movie ou
The Simpsons :
the Movie),
de l'adapter sous forme filmique, comme ce fut le cas de The
Flintstones,
ou, inversement, de voir un film (The
Mask),
une série, un roman (Tom
Sawyer)
ou une bande dessinée (le prolifique monde des super-héros de la
Marvel : Batman,
Spiderman, et
Cie)
inspirer un cartoon.
Quelle que soit la valeur que l'on accorde au dessin animé, celui-ci
est indéniablement un élément-clé de notre culture contemporaine.
De
fait, l'une des branches de la cultural
anthropology
anglo-américaine, les cartoon
studies,
porte son attention sur ce nouveau et vaste champ d'exploration et
met au jour la richesse culturelle et sociologique que recèle le
dessin animé, creusant ainsi la voie ouverte par le cultural
turn
des années 1960, qui avait mis en évidence le caractère mouvant et
symbolique de la culture. Approfondissant la conception de Sir Edward
Taylor3,
Clifford Geertz notamment la définissait comme un concept
sémiotique, le produit de différentes « toiles de
significations » que l'individu tisse lui-même et au centre
duquel il se trouve. En conséquence de quoi son étude ne devait pas
« être une science expérimentale à la recherche de lois,
mais une science interprétative à la recherche de
significations »4.
Ce renouvellement dans la compréhension de la culture ouvrait alors
la voie à l'anthropologie culturelle. Dans le même temps, l'essor
de l'industrie de la communication de masse et le capitalisme
consumériste ont permis de diffuser une culture dont les
manifestations surgissent à présent dans toutes les sphères de la
vie privée et publique et qui, comme le souligne Frederic Jameson,
s'est « étendue de telle façon que le culturel n'est plus
limité à ses formes antérieures, traditionnelles ou
expérimentales, mais est consommé dans la vie quotidienne
elle-même, dans le shopping,
dans les activités professionnelles, dans les diverses formes de
divertissement télévisé, dans la production du marché et dans la
consommation de ces produits marchands, en fait, dans les champs les
plus secrets et dans les recoins du quotidien. L'espace social est
maintenant complètement saturé par l'image de la culture. »5
En
foi de quoi, l'étude de cette culture, de la façon dont les
individus se perçoivent eux-mêmes et appréhendent le monde qui les
entoure ne saurait se restreindre ni à la seule littérature, ni
même aux manifestations culturelles et artistiques dites
« élitistes », auxquelles les études littéraires et
non littéraires avaient jusque là presque exclusivement porté leur
attention, mais qui, désormais, ne suffisent plus à rendre compte
de façon exhaustive et satisfaisante de l'état du monde
contemporain. L'étude des manifestations populaires de la culture,
dont les travaux de la Birmingham
School
ont, les premiers, démontré la validité d'une approche sérieuse6,
apporterait donc indubitablement un éclairage nouveau et
indispensable dans le champ des humanities,
à une époque où, du reste, l'intérêt pour la littérature suit
une pente toujours plus déclinante. Aussi, puisque le cartoon
est un carrefour où se rencontrent et fusionnent tous les media
fictionnels et parce qu'il représente le produit
de
masse par excellence, la nécessité se fait de plus en plus
pressante de considérer avec sérieux ce medium
qui pourrait alors s'avérer un outil anthropologique de choix, à la
fois témoignage, illustration et analyse des problématiques qui
agitent les sociétés moderne, postmoderne et hypermoderne. En
effet, l'évolution du cartoon,
tributaire de celle des moyens techniques de diffusion, dévoile les
liens de plus en plus complexes qu'il entretient avec le monde dans
lequel il s'ancre; à mesure que capitalisme, consumérisme et
communication de masse affirment leur mainmise sur le quotidien de
l'individu, le cartoon
passe d'une dimension presque parabolique, où le discours comique
jouxte la volonté de témoigner des représentations du monde et de
l'individu, à une dimension plus théorique, sans cesse plus proche
de l'essai, où sont présentées et analysées, et dans la forme et
dans le contenu du dessin animé, les structures qui sous-tendent les
relations sociales et la relation au monde. Progressivement, le
cartoon
devient alors son propre objet d'étude, développant une réflexion
non seulement sur l'individu, mais aussi sur les media
et
ce qu'est la culture à l'heure de la société de consommation.
*
Depuis
les années 1970, les visual
studies,
mettant au jour l'ineffable relation entre texte et image, ont
souligné la force rhétorique de celle-ci, son pouvoir politique et
idéologique7.
Aussi,
comme tout medium
visuel,
le cartoon,
à l'origine diffusé dans les cinémas en avant-première des films
ou des actualités et destiné à un public mixte, présente lui
aussi un discours multiple d'autant plus intéressant et complexe
que, fidèle à sa portée divertissante originelle, le cartoon
se présente avant
tout
comme un discours léger et comique.
De
nombreuses études se sont employées à analyser le potentiel
propagandiste du cartoon,
notamment durant la Seconde Guerre Mondiale (on se souvient de The
Blitzwolf
de Tex Avery, qui en réunissait tous les ingrédients), en
s'attardant sur la puissance visuelle des images et les connotations
qu'elles dégageaient. Toutefois, réduire la visée politique, ou
plus généralement sociologique du cartoon
à l'apanage exclusif du cartoon
dit
« de propagande »
serait
restreindre considérablement son influence dans le champ culturel.
Bien au contraire, sa portée comique évidente, fonctionnant à la
fois à la manière d'un paravent et d'un transmetteur, semble
volontiers abriter un discours connexe latent plus sérieux. Or c'est
précisément dans le jeu de l'implicite et dans le symbolisme que se
manifeste la profondeur du dessin animé qui, dès alors, n'acquiert
son véritable sens que dans la mesure où le public participe
lui-même à en construire le sens, que dans sa réception8
par le public. En effet, comme l'ont parfaitement montré Stuart Hall
et David Morley9,
l'interprétation de tout texte, y compris le texte filmique, ne
saurait exister sans tenir compte de ces inéluctables influences que
sont les conditions sociales, politiques, culturelles et personnelles
des institutions qui l'élaborent et des individus qui le
perçoivent10.
Un cartoon comme
Tom & Jerry
en est un exemple manifeste. Excepté dans l'épisode « Yankee
Doodle Mouse »
(1942) où Tom et Jerry reproduisent Pearl Harbour, et quelques rares
caricatures d'Hitler, peu de références politiques explicites sont
présentes. Conformément à la fonction divertissante du cartoon,
les innombrables courses-poursuites confèrent aux épisodes un
rythme vif et allègre, que relaient les gags et mimiques des deux
personnages qui ne cessent de se chercher querelle. Néanmoins, on
pourrait raisonnablement déceler dans les aventures de Tom et Jerry
une fable illustrant le combat de la nation américaine contre
l'ennemi. Quand Tom et Jerry apparaissent pour la
première fois sur le grand écran en 1940, dans « Puss Gets
the Boots », alors qu'ils
ne sont pas encore les personnages que l'on connait, le spectateur
découvre le chat Jasper torturant avec cruauté la petite souris
Jynx.
Le chat aux yeux pétillants de malice, au comportement sadique et
vicieux correspond alors exactement à l'imagerie traditionnelle du
prédateur menaçant et angoissant. A cette époque, les États-Unis
ne sont pas encore entrés en guerre, mais observent avec inquiétude
l'avancée d'Hitler en Europe. Sans doute pourrait-on voir dans ce
prédateur s'amusant avec sa proie une allégorie du Führer
avançant avec malice et duplicité ses pions en Europe. Après
l'attaque lancée contre Pearl Harbour en décembre 1941, les
États-Unis entrent en guerre et, en janvier 1942, le Président
Roosevelt lance le « Victory
Program »,
invitant toute la population à participer à l'effort de guerre. Or
on constate que, dans le même temps, les connotations que véhiculent
Tom et Jerry ont changé, renversant le modèle interprétatif qu'ils
diffusent : Tom s'humanise (il marche sur ses pattes arrières
et sait faire preuve d'empathie), n'engageant alors plus tant la
cruauté et la distanciation que le rapprochement sympathique et
l'affection, tandis que Jerry qui, elle aussi, sait se faire
malicieuse, n'est plus présentée comme une victime innocente, si
bien que la traditionnelle dynamique bourreau/victime ne peut plus
s'opérer unilatéralement. Mais surtout, malgré leur relation
conflictuelle apparente, Tom et Jerry sont complices et capables de
s'allier contre l'adversité. Dans l'épisode « The
Lonesome Mouse »
par exemple, alors que Jerry est parvenue à se débarrasser de son
adversaire, exilé par sa faute dans le jardin, sa réjouissance est
de courte durée et la voix de sa conscience se fait bientôt
entendre : « You
never thought you'd miss that cat, did ya? Feelin' kind of lonesome?
Look at him. You can't live with him, but there's no fun without
him. »11
Jerry agite alors le drapeau blanc et chat et souris élaborent un
stratagème afin de réintégrer Tom au sein de la maison. Tom et
Jerry se chamaillent, se disputent leur territoire. Néanmoins, ils
font partie de la même famille, et dès lors qu'un tiers personnage,
chat, chien ou domestique, entre en scène pour troubler leur
relation, aussi conflictuelle soit-elle, ils font front ensemble. Il
est significatif que Jerry ne sort pas toujours victorieuse de ces
échauffourées; bien souvent, elle est elle-même la victime de ses
propres manigances. Aussi, tandis que l'issue des querelles entre les
deux personnages est aléatoire lorsqu'elles se muent en guérillas
personnelles, la victoire qu'ils remportent immanquablement
lorsqu'ils s'allient tous deux fait preuve de ce que c'est bien dans
cette voie de renoncement aux griefs personnels au nom d'une
nécessité supérieure que réside la solution face à l'adversité.
Car l'union fait la force. Or, pour le spectateur qui va au cinéma
pendant la Seconde Guerre Mondiale afin d'avoir des informations sur
l'avancée des combats, et qui visionne au préalable ce cartoon,
nul doute que cette idée reste gravée, de façon consciente ou
inconsciente, dans son esprit. En d'autres termes, on pourrait lire
dans Tom &
Jerry,
au-delà de ce comique à la vertu divertissante explicite, un
discours implicite invitant le spectateur à penser en termes d'union
et de solidarité durant cette période de troubles et d'incertitudes
que sont les années 1940.
Mais,
outre cette dimension politique, on pourrait également déceler dans
le cartoon une
dimension plus psychologique, qui s'attacherait à refléter
l'intériorité de l'individu. Peu d'analyses aujourd'hui encore
s'attachent à montrer la profondeur psychologique de ses
personnages, sans doute parce que, schématisés ou caricaturés, ils
s'insèrent dans une intrigue apparemment simple qui recourt
principalement au procédé de la réitération constante d'un seul
et même schéma, dont celui de la course-poursuite est sans doute
l'exemple le plus éloquent puisqu'il en est un leitmotiv
récurrent. Un schéma qui, lui-même, se fonde sur des invariants :
un assaillant plus grand et plus fort cherche à attraper un autre
personnage, plus petit et en apparence plus faible, mais en réalité
beaucoup plus rusé et plus agile. Bien évidemment le comique, et la
possibilité de continuité du cartoon,
tient à ce que cette traque est immanquablement vouée à l'échec
et que les pièges tendus par le chasseur, tous plus sophistiqués
les uns que les autres, non seulement échouent à capturer la proie
mais, surtout, se retournent inlassablement contre le chasseur, qu'un
bien triste et douloureux sort attend : chutes vertigineuses,
explosions, multiples chocs et calamités en tous genres. Comique
d'autant plus efficace que le plaisir du spectateur ne tient pas tant
à l'originalité de ce qui lui est présenté que des plaisants
processus de reconnaissance et d'anticipation qu'il engage. Pourtant,
c'est justement par l'analyse de ces schèmes et de leurs variantes
que le cartoon
devient
un véritable objet d'étude ethnologique et psychologique car, au
sein de ses invariants il dessine en creux le lien qui unit le
pourchassant au pourchassé, et dévoile en filigrane les sentiments
qui les animent tous deux. « You
can't live with him, but there's no fun without him. » :
ces mots de la conscience de Jerry sont révélateurs. Dans de
nombreux épisodes, les deux personnages concluent des sortes de
pactes dans lesquels ils s'engagent à se poursuivre, la poursuite
n'étant alors plus due à leur instinct animal mais bien à une
volonté délibérée d'entrer dans le schème de la poursuite, comme
s'il leur était impossible d'exister hors de ce schème. La relation
entre Tom et Jerry, se fondant sur la même structure ambiguë qui
régit l'hainamoration théorisée par Lacan12,
plus qu'une dynamique dialectique et mécanique, semblerait en
définitive plutôt reposer sur une nécessité intérieure,
qu'alimentent des sentiments à la fois d'amour et de haine, de
fantasme, de répulsion et de désir, un désir qui ne serait
peut-être pas tant sexuel qu'un désir de l'autre et de sa présence,
comme un miroir renvoyant à Jerry l'image d'elle-même et l'assurant
de son existence.
En définitive, c'est un lien presque fantasmatique qui unit les deux
personnages, où l'absence de l'un engendre systématiquement un
sentiment de manque chez l'autre. La réalisation du désir, d'un
côté manger la souris et, de l'autre, se débarrasser
définitivement du prédateur, équivaudrait à détruire ce qui
constitue non pas la raison de vivre des deux personnages mais bien
leur existence même, leur mode d'être au monde, ce qui leur offre
la possibilité d'y prendre place. Voilà qui expliquerait pourquoi
la poursuite ne peut avoir de fin, pourquoi Tom ne peut manger Jerry,
et pourquoi celle-ci provoque elle-même cette poursuite. C'est bien
ce paradoxe de l'autre ressenti comme nécessaire alors pour
l'individu qu'il est simultanément réducteur de sa liberté et un
adversaire potentiel qui caractérise les rapports sociaux et qui est
représenté dans ce microcosme qu'est Tom
& Jerry.
Par ailleurs, la complexité psychologique des personnages s'accroit
dès lors que l'on pose la question de leur sexualisation : si
Tom est manifestement un mâle, une hésitation
demeure
pourtant quant au sexe de Jerry. D'un côté, sa physionomie et ses
postures tendent à la présenter comme un personnage féminin. Dans
ce cas, la relation fantasmatique unissant Tom à Jerry se colorerait
d'une dimension érotique, et le cartoon
pourrait en définitive présenter une variation, parodique, de la
she-tragedy,
ce genre théâtral qui dévoilait les souffrances de jeunes filles
vertueuses et innocentes. Mais d'un autre côté, Jerry adopte
également fréquemment un comportement à connotation masculine, non
seulement revêtant parfois des accessoires sexuellement connotés
(un chapeau melon, un journal) mais, surtout, flirtant également
avec des personnages féminins. Le parallèle sans cesse esquissé
entre les deux personnages, tant d'un point de vue comportemental que
moral, permettrait sans doute de résoudre ce paradoxe ou, du moins,
d'amorcer une ébauche de résolution. Au fond, Jerry est un Tom
miniaturisé, sa vie à l'intérieur des murs reproduisant, à
moindre échelle, celle de Tom à l'intérieur de la maison. En
réalité, tout indique que Jerry se situe dans une relation
mimétique à Tom, dont elle imiterait le comportement sans retour
sur elle-même, dans une sorte d'absorption narcissique de l'autre,
comme si elle n'avait pas véritablement achevé le processus de
construction de soi. En somme, Jerry se situerait dans une phase
pré-œdipienne d'indifférenciation sexuelle, calquant ses désirs
sur ceux de Tom, adaptant son attitude en fonction de la sienne. La
relation fantasmatique qui unit les deux personnages, mêlée à la
fois de répulsion et d'attraction, se trouverait alors
fondamentalement éclairée par l'absence de sexualité déterminée
de Jerry. Suivant ce schéma, Tom, sexuellement différencié, vivant
à l'intérieur de la maison et relativement indépendant, pourrait
représenter le stade intermédiaire de la formation identitaire,
dont le stade le plus abouti reviendrait alors au chien Spyke,
courageux et déterminé, qui vit dehors et construit d'ailleurs
lui-même sa propre maison, de sorte que, in
fine,
en présentant les différentes phases de la construction de
l'identité personnelle et les ressorts inconscients qui les
sous-tendent, Tom
& Jerry
se révélerait une peinture exhaustive du fonctionnement
psychologique de l'individu.
Parce
que les personnages de cartoons
apparaissent en quelque sorte désincarnés, soumis à la logique
mécanique d'un schéma unique et redondant duquel ils semblent
échouer à s'échapper, figés dans une posture éternelle, ils
pourraient bien, justement, révéler beaucoup de l'humaine
condition, dont ils incarnent des figures quasiment archétypales. Un
schéma récurrent comme celui de la course-poursuite recèle,
dissimulé derrière son apparente mécanique, un enchevêtrement
inextricable de désirs inconscients et de fantasmes refoulés. Sans
doute gagnerait-on à approfondir l'analyse de ses sentiments retors.
Un cartoon
comme Road
Runner & Wile E. Coyote
par exemple, dont la récurrence mécanique du schème principal et
la désincarnation des personnages sont poussées à l'extrême,
pourrait alors certainement non seulement apprendre beaucoup de ces
représentations psychologiques qui fondent notre humanité, et donc
notre culture, mais aussi, développer une réflexion plus
philosophique sur l'absurdité du monde.
*
Mais
à partir des années 1950, la conception du cartoon évolue, tant
dans sa définition générique que dans son appréciation
intellectuelle. L'essor de la télévision dans les foyers et la
désertion des cinémas13
conduisent les producteurs à se tourner vers un public au potentiel
financier considérable : les enfants. C'est ainsi que les
Saturday Morning
Cartoons,
ces cartoons
élaborés pour les enfants et regardés exclusivement par les
enfants font leur apparition à la télévision. Quittant sa
conception traditionnelle de produit destiné à un public de masse
pour n'engager désormais qu'un public ciblé, le cartoon
accède alors au statut de genre à part entière, mais à celui de
genre pour enfants. Il faudra attendre les années 1960 et The
Flintstones,
bientôt suivis par The
Jetsons,
produits par Hanna et Barbera, pour le voir renouer avec ce public
mixte qui était originellement le sien. Diffusés en primetime14,
un créneau horaire stratégique où les téléspectateurs sont
censés regarder la télévision en famille, ces cartoons
profitent de la mixité du public et de ses attentes pour revenir à
un humour à multiples interprétations, où, sous la couverture du
« simple cartoon »,
sont en réalité traités des sujets sérieux. Ainsi les
préoccupations du dessin animé
évoluent-elles,
celui-ci débordant progressivement le cadre du cartoon
stricto sensu,
intégrant dans ses histoires un monde contemporain auquel n'était
auparavant échu qu'un rôle de décorum,
soulevant
des problématiques jusque là dévolues à la littérature ou au
cinéma. The
Flintstones,
outre le comique dégagé par les gags traditionnels destinés aux
enfants, développe un humour plus implicite visant un public plus
adulte, fondé cette fois sur les jeux de mots, les références et
les parodies. Mais il introduit surtout, grâce à la transposition
constante, à l'ère préhistorique, des
merveilles de la technologie moderne et du style de vie de
l'Américain moyen des années 1960, une veine ironique nouvelle, qui
ne cessera dès lors de se développer dans le cartoon,
grâce à laquelle est diffusée une réflexion plus sérieuse sur
l'American
way of life
et les implications sur la société du capitalisme grandissant.
Voilà
le cartoon entré
dans une nouvelle ère, où son ironie manifeste lui permet de
rallier de nouveau un public adulte, fidèlement à sa prétention
traditionnelle, mais cette fois selon des modalités différentes.
Loin des histoires en quelque sorte intemporelles, des fables qu'il
présentait, affichant de plus en plus sa contemporanéité avec
l'univers du téléspectateur, il prend en considération ses
préoccupations. A partir des années 1980, capitalisme, consumérisme
et médiatisation se renforcent. Cette exacerbation se traduit par un
cartoon
non seulement ironique mais toujours plus ouvertement subversif, de
sorte que, d'un point de vue formel, le jeu incessant sur les
références extérieures s'enrichit jusqu'à prendre le pas sur
l'histoire proprement dite, tandis que, d'un point de vue rhétorique,
le cartoon
ménage une portée divertissante qui s'accompagne d'une portée
toujours nettement plus théorique, où reprises parodiques,
provocations et satires forment un assemblage complexe. Le cartoon,
dès lors, acquiert une position prépondérante mais trouble, que
stigmatise parfaitement The
Simpsons,
produit par Matt Groening, et qui, à de nombreux égards, peut être
considéré comme le fils spirituel de The
Flintstones,
dont il reprend les procédés ironiques pour les porter à maturité,
dans une volonté nettement plus subversive.
1P.
Wells, Understanding Animation,
Londres, Routledge, 1998, p. 6 : « L'animation,
en tant que langage filmique et art filmique, est un medium
plus sophistiqué et plus flexible que les films réels, et offre
ainsi la formidable opportunité pour les réalisateurs d'être plus
imaginatifs et moins conservateurs ».
3E.
Taylor, Primitive Culture,
NY, J. P. Putnam's Son, 1920 [1871], p. 1 : « Culture,
or civilization, taken in its broad, ethnographic sens, is that
complex whole which includes knowledge, belief, art, moral, law,
custom, and any other capabilities and habits acquired by man as a
member of society. »
4C.
Geertz, The Interpretation of Culture,
NY, Basic Books, 1973, p. 4-5sqq: « Believing,
with Max Weber, that man is an animal suspended in webs of
significance he himself has spun, I take culture to be those webs,
and the analysis of it to be therefore not an experimental science
in search of law but an interpretative one in search of meaning. […]
Doing ethnography is like trying to read (in the sense of “construct
a reading of”)
a manuscript. »
5F.
Jameson, The Cultural Turn : Selected Wrintings on the
Postmodern, 1983-1998, NY,
Verso, 1998, p. 111 : « the
very sphere of culture itself has expended in such a way that
cultural is non longer limited to its earlier, traditional or
experimental forms, but is consumed throughout daily life itself, in
shopping, in professional activities, in the various often
televisual forms of leisure, in production for the market and in the
consomption of those market products, indeed in the most secret
folds and corners of the quotidian. Social space is now completely
saturated with the image of culture. »
6Voir
en particulier R. Hoggart, The
Uses of Literacy, New
Brunswick, Transaction Publishers, 2004 [1992].
7Voir
à ce sujet la trilogie de W. J. T. Mitchell : Iconology.
Image, Text, Ideology,
University of Chicago Press, 1985; Pictures Theory :
Essays on Verbal and Visual Representations,
University of Chicago Press, 1995; What Do Pictures Want?
The Lives and Loves of Images,
University of Chicago Press, 2006. Voir aussi R. Barthes,
« Rhétorique de l'image », in Communications,
n° 4, 1964, p. 40-51. On pourra également se reporter aux travaux
de S. Žižek pour une analyse plus psychanalytique du
pouvoir idéologique de l'image.
8Comme
le rappelle à juste titre A. Dominguez Leiva, « il n'est pas
de texte sans le support qui le donne à lire (ou à entendre) et
hors la circonstance dans laquelle il est lu ou entendu ».
Voir « La lecture littéraire, enjeu du
comparatisme culturel », in Théorie littéraire et
culturalisme, La Lecture littéraire,
n°10, Reims, septembre 2009, p. 67-81.
9Voir
D. Morley, The Nationwide Audience : Structure and Decoding,
Londres, British Film Institute, 1980, et « Changing
Paradigms in Audience Studies »,
in E. Seiter, H.
Borcher et allii,
Remote Control : Television, Audiences and Cultural
Power, Londres, Routledge,
1989, p. 16-43.
10S.
Hall, « Encoding and Decoding in Television
Discourse », in
Culture, Media, Language : Working Papers in Cultural Studies,
1972-79, Londres, Hutchinson,
1980, p. 128-138. Puisque « there is no discourse
without the operation of a code »,
l'« audience »,
selon un processus d'encodage et de décodage, jouait un rôle actif
et prépondérant dans la construction de sa signification et
combien, par conséquent, les interprétations d'un texte pouvaient
être multiples.
11« Tu
n'aurais jamais pensé que ce chat te manquerait, n'est-ce pas? Tu
te sens un peu seule? Regarde-le. Tu ne peux pas vivre avec lui,
mais ce n'est pas drôle sans lui. »
12J.
Lacan, Encore, Paris,
Séminaire Livre XX, 1975, p. 98.
13La
désertion des cinémas est accrue par la déréliction du Code
Hays, le contexte politique et la loi anti-trust de 1948, qui
contraint les Big Five - Paramount, MGM, Twentieth
Century-Fox, Warner Bros et RKO - qui avaient jusque là la mainmise
sur l'ensemble du système de production – distribution –
exploitation, notamment grâce aux méthodes du block booking
(qui consiste à amener les cinémas à louer un lot de films)
et du blind bidding (qui consiste à réserver les salles
de cinéma sans que celles-ci n'aient visionné le film), à se
séparer de leurs circuits de distribution, mettant ainsi fin au
Studio System. Voir R. Maltby, « The Political
Economy of Hollywood : the Studio System », in
Philip Favies & Brian Neve (dir.), Cinema, Politics and
Society in America, Manchester, Manchester University Press,
1991; M. B. Haralovitch, « Film Advertising, the Film
Industry, and the Pin-Up », in B. Austin, Current
Research in Films : Audiences, Economies and Law, vol. 1,
Norwood, Ablex Publishing Company, p. 127-164.
14J.Alberti
(éd.), Leaving
Springfield. The
Simpsons and
the Possibility of Oppositional Culture,
Detroit, Wayne State University Press, 2004, p.xiii : « This
ambiguous cultural space
allows
producers and writers to take advantage of the resulting uncertainty
regarding generic expectations from the mixing of the childlike and
the adult, the supposedly trivial and the serious, by being able to
treat serious and even controversial issues under the cover of being
“just a cartoon”. »
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