De fait, si pendant
longtemps The Simpsons a été perçue comme une série
politiquement incorrecte et grossière, vilipendée par les âmes
bien pensantes au motif qu'elle donnerait le mauvais exemple et
inciterait à la dissidence, un nombre croissant de spécialistes de
la culture de masse prêtent aujourd'hui au cartoon une portée
plus traditionnelle, qui minimiserait sa tonalité subversive et
révolutionnaire1.
Dans la droite
lignée des cartoons des années 1960 tels que The
Flintstones ou The Jetsons, eux-mêmes parodies de
live-acting sitcoms comme Father Knows Best ou Leave
it to Beaver, qui présentaient des familles incarnations de
l'American Dream dans sa version la plus idyllique The
Simpsons moque avec une délicieuse effronterie le portrait de la
famille nucléaire idéale. Antithèse du modèle patriarcal
traditionnel, Homer est fainéant, immature, grossier, violent. Bart
est un enfant rebelle, impoli, dont les farces et traquenards en tout
genre ont souvent de graves conséquences. Et toujours les tentatives
moralisatrices de la mère et de la fille s'avèrent vaines ou
avortées, que ce soit pour défendre les droits féminins, pour
limiter la violence dans les dessins animés ou réduire la
consommation de sucre de la population obèse de Springfield. Fâcheux
modèle familial que voilà là représenté. Mais, pour autant, The
Simpsons n'abandonne pas toute dimension conservatrice de la
famille. Certes, chaque épisode se conclut par une morale ou bien
décevante ou bien inexistante. Pourtant, Homer fait également
régulièrement preuve d'un amour sincère à l'égard de ses
enfants, lui qui éprouve de la jalousie face à l'affection
débordante de Maggie envers Moe, lui qui n'hésite pas à prendre
trois emplois afin d'offrir à Lisa le poney de ses rêves. Mais
surtout, au sein de la famille Simpson, l'ordre est systématiquement
restauré. Ainsi, quelles que soient les motivations qui l'auraient
pu conduire à s'éloigner, Marge est-elle invariablement ramenée à
la maison. Rappelée à l'ordre par son mari lorsque sa passion pour
les jeux de hasard prennent le pas sur son rôle de mère de famille,
elle ne peut conserver durablement un emploi sans éprouver un
sentiment d'insatisfaction. Ainsi quand, lorsque dans « Husband
and Knives », elle devient une riche femme d'affaire et que
Homer endosse en réaction, non sans humour, le rôle de la femme
physiquement complexée, Marge réitère sa priorité d'être avant
tout une mère de famille et l'épisode s'achève sur un retour à
l'ordre traditionnel.
De la même façon, lorsque, traumatisée après
une agression, elle fait de la musculation et devient vice-championne
de bodybuilding, Homer lui rappelle la douceur et le calme qui
l'incarnaient auparavant, lui faisant prendre conscience de la
déviance dont elle a fait l'objet. Aussi les rôles genrés ne
sont-ils jamais foncièrement remis en question et in fine, la
famille et les valeurs familiales se trouvent-elles continuellement
réaffirmées. A l'inverse, la solitude et le modèle monoparental
apparaissent monstrueux, à l'instar de Patty et Selma, les deux
abominables sœurs de Marge, auxquelles la possibilité d'élever un
enfant, ou même de vivre une histoire d'amour, est systématiquement
refusée.
Plus que
réaffirmée, la famille est véritablement sacralisée2.
Face à l'adversité, tous les membres de la famille oublient leurs
discordes et s'unissent, parvenant ainsi à triompher de tous les
obstacles. Au fond, malgré tous ses désordres, la famille apparaît
comme une entité à préserver à tout prix, une autorité suprême.
L'épisode où les enfants Simpson sont confiés par la justice à la
famille Flanders est à cet égard révélateur. Le choix final de
Maggie, confrontée au dilemme de choisir entre une famille Flanders
présentée sous un jour édenique et sa propre famille atteste de ce
que la véritable famille primera toujours, de ce que les apparences,
quelles qu'elles soient, ne sauraient dissimuler la sincérité de
l'attachement qui unit les membres de la famille. The Simpsons
« combine [adroitement] traditionalisme et
anti-traditionalisme. [La série] se moque continuellement de la
famille américaine. Mais elle offre également continuellement une
image durable de la famille nucléaire précisément en la
satirisant. Beaucoup des valeurs traditionnelles de la famille
américaine survivent à cette satire, et par-dessus tout, la famille
américaine en tant que valeur elle-même. »3
Reste que cet épisode adresse en outre une critique acerbe du
caractère intrusif de l'État dans la vie de famille.
*
En
effet, à la conception de la famille semble correspondre une
conception de la communauté toute aussi conservatrice. De la même
façon que l'intrusion de personnes ou d'autorités extérieures au
sein du foyer des Simpson provoque immanquablement des catastrophes
(on se souviendra d'Artie Ziff, le soupirant de Marge installé dans
le grenier, ou de l'élève albanais en réalité espion), plus
généralement, la confrontation des habitants de Springfield avec
l'extérieur s'avère souvent délicate. Une dichotomie se dresse
ainsi entre d'un côté la petite ville de Springfield et, de
l'autre, la grande ville qu'est Capitole City, une dichotomie qui,
dès lors, établit un jeu subtil entre l'extérieur et l'intérieur.
Tantôt ville de perdition lorsque Bart et Lisa s'égarent, oubliés
par le bus scolaire, lieu de tentation quand Homer manque de faillir
à ses vœux au cours d'un voyage d'affaire avec sa collègue Mindy,
de dépravation quand Milhouse en revient oreilles percées et
cheveux teints, d'humiliation lorsque Homer y incarne la mascotte de
l'équipe de baseball,
Capitole City représente indubitablement une altérité à la fois
mystérieuse, fantasmée et dangereuse4.
Or c'est précisément de ce jeu constant entre l'extérieur et
l'intérieur que l'une des portées fondamentales de la série
émerge. D'une part, la ville de Springfield constitue une véritable
sphère autonome : elle abrite une centrale nucléaire, des
supermarchés, une station de radio et de télévision, un théâtre,
un cinéma, des musées, une église, une prison, des écoles
maternelle et élémentaire, un collège et deux universités, un
opéra, un aéroport, un poste de police, un zoo, etc. D'autre part,
à plusieurs reprises, une immense cloche surplombant Springfield
coupe littéralement la ville du reste du monde. Du reste, en
présentant tous les habitants au cours des tribulations des Simpson
dans les rues de Springfield, le générique annonce d'emblée
combien, en arrière-plan, le propos de la série concerne, au-delà
de la seule famille Simpson, la communauté entière et son rapport à
la ville, à la territorialité. On comprend mieux dès lors le
rapport conflictuel qu'entretient la série à l'autorité. Dans son
étude sur le huis-clos dans les séries télévisées américaines,
Stéphane Degoutin a montré comment les personnages de ces
communautés repliées sur elles-mêmes, tributaires les uns des
autres et se voyant chacun attribué une fonction particulière,
ressuscitaient le mythe de la naissance de la nation américaine. Le
huis-clos vaudrait ainsi pour métaphore de l'Amérique primitive, à
partir de laquelle se serait forgé l'ordre social américain, une
sorte de « paradis perdu et obsédant, que les médias se
plaisent à magnifier, comptant sur la passion nostalgique des
téléspectateurs »5.
Typologie des caractères, repli sur soi d'une communauté dont les
rapports avec l'altérité sont difficiles : The
Simpsons entretient
assurément un lien indéfectible avec ce mythe de la naissance de la
nation. Dans cette optique, le choix du nom de Springfield n'est sans
doute pas anodin. Il permet, dans un premier temps, de dresser des
ponts avec le public, en jouant constamment autour de la localisation
géographique de la ville aux États-Unis - « C'est une part de
mystère, oui. Mais si tu regardes bien les indices, tu peux le
comprendre » déclare Lisa dans « Blame
it on Lisa ». Mais
si l'emplacement de Springfield demeure un mystère, c'est que, en
réalité, la ville vaut surtout pour son symbolisme. Quel que soit
l'État dans lequel elles se trouvent, les villes de Springfield sont
toutes des villes anciennes, fondées par les premiers colons – qui
construisirent leurs maisons près d'une chute d'eau, « spring »,
dans un champ, « field ».
Par ailleurs, de par leur ancienneté, certaines de ces villes ont
accueilli quelques événements marquants de l'histoire des
États-Unis, depuis la naissance du basket
ball pour la Springfield
du Massachussets, qui d'ailleurs abrite depuis 1777 l'arsenal des
États-Unis, jusqu'à celle de l'Illinois, ville d'adoption d'Abraham
Lincoln de 1837 à 1861 (outre que ce fut dans ses rues que, en 2008,
Barack Obama annonça sa candidature officielle à l'investiture
démocrate !) C'est donc résolument dans cette veine historique
que s'inscrit The
Simpsons, en attestent
les multiples apparitions des pères fondateurs au cours des
épisodes : Benjamin Franklin, Abraham Lincoln, George
Washington. Ainsi le fondateur de la Springfield de The
Simpsons, Jebediah
Springfield, était-il, selon la légende, un courageux pionnier,
symbole de l'héroïsme américain. Mais au cours de la cérémonie
du 200ème anniversaire de Jebediah, Lisa découvre l'horrible
vérité : en réalité pirate du nom de Hans Sprungfeld, le
fondateur aurait tenté de détrousser et de tuer George Washington.
Le mythe de la fondation de Springfield et, au-delà, le mythe de la
naissance des États-Unis apparaît dès lors fallacieux, dissimulant
en réalité crime et péché. Pourtant, à la fin de l'épisode,
Lisa renonce à révéler la vérité à ses concitoyens, réaffirmant
de la sorte le mythe fondateur comme garant de la cohésion et de la
fierté nationale.
*
Les
parodies des schèmes culturels américains qui, constamment,
irriguent The Simpsons,
dénoncent, de facto,
la fiction comme une fiction et dévoilent combien les discours
culturels ne sont que des représentations. Voilà qui sans doute
autorise à se demander, à l'instar de John Alberti dans Leaving
Springfield, si The
Simpsons ne présenterait
pas, au sein même de la culture de masse, une contre-culture. Ainsi
les mythes fondateurs, et en particulier celui de l'American
dream, apparaissent-ils
dans ce qu'ils ont à la fois d'artificiel et d'obsolète, ne
résistant pas à leur confrontation avec la réalité. Pourtant,
s'agissant de représentation, l'image de l'Amérique et le
questionnement quant à ses fondements que propose la série trahit
inlassablement, en pointillé, un attachement indéfectible à ces
mêmes mythes que la sitcom
tentaient précisément de subvertir : toujours les valeurs
fondamentales se trouvent réaffirmées, voire sacralisées. A cet
égard, le jeu constant que permettent références et allusions
prend place au sein d'un paradigme beaucoup plus large autour de la
culture et de ses deux pendants, la pop
et la high culture.
Songeons notamment aux apparitions récurrentes du repris de justice
Tahiti Bob, ce clown de seconde zone à la chevelure surprenante.
Républicain, doté d'un accent distingué, ayant reçu une éducation
à la Ivy League,
féru de poésie et de musique classique, Tahiti Bob est
l'incarnation même de la culture élitiste, lui qui s'est érigé
défenseur de la haute littérature contre les déviances néfastes
de la culture de masse. Rien d'étonnant dès lors à ce que son
ennemi juré ne soit autre que Bart, au contraire parangon de la
culture populaire. Là s'affrontent deux conceptions de la culture,
deux conceptions de la société, deux conceptions de l'Amérique.
Or, constamment, les motivations de Bob sont dévoilées dans leur
haine de l'altérité. Aussi, en un sens, la série oppose-t-elle
bien, au sein même du mainstream,
une contre-culture aux discours idéologiques dominants. Pourtant,
lorsque d'aventure l'occasion se présente à Bob de tuer Bart, il
renonce à son entreprise, comme si anéantir son ennemi juré
revenait à annihiler une partie de lui-même. « Sa haine
irrationnelle de Bart […] suggère que la structure centrale de la
série est plus qu'une simple contestation de la culture élitiste
envers la culture populaire. La narration décrit plutôt les forces
à l'œuvre à l'intérieur d'un même medium,
l'attraction à la fois du conservateur et du révolutionnaire. Les
interruptions de Bob sont les réminiscences de la série et du
medium
de leur propre histoire. »6
Cet exemple est particulièrement représentatif de la façon dont,
dans The Simpsons,
dimension contestataire et dimension traditionnelle constamment se
jouxtent et s'entremêlent, obscurcissant ainsi la portée véritable
du discours que véhicule la fiction. Voilà qui étaie cette
affirmation de Paul Cantor : « la série fournit des
éléments de continuité qui rendent The
Simpsons plus
traditionnel qu'il y paraît à première vue. »7
La
postmodernité a érigé le relativisme et la liberté
d'interprétation comme valeurs essentielles de la fiction. L'ironie
postmoderne « n'est ni la propriété de l'œuvre, ni la
création d'une imagination débridée, mais une façon de lire, une
stratégie interprétative qui produit l'objet de son attention »,
rappelle Stanley Fish8.
Loin de n'être qu'une sitcom
subversive et provocatrice, The
Simpsons présente en
réalité un discours à multiples entrées, ambigu et complexe qui,
sans conteste, résiste à toute interprétation unilatérale. La
série manifesterait-elle le retour du « texte incohérent »
(« incoherent
text ») théorisé
par Robin Wood pour qualifier la narration du cinéma des années
1970, de ce texte fondé sur des contradictions idéologiques qui
reproduisent la confusion sociale et le désarroi existants9 ?
A bien y regarder en effet, chaque discours véhiculé par la série
semble s'accompagner d'un contre discours qui en quelque sorte le
neutralise. On gagnerait ainsi sans doute par exemple à analyser la
représentation de la nature dans la série. En effet, d'un côté,
les standards moraux de la petite Lisa, végétarienne convaincue et
militante pour les droits des animaux, confèrent à The
Simpsons une veine
écologiste d'autant plus prégnante que la centrale nucléaire de
Springfield s'apparente à un repaire de capitalistes sans foi ni
loi. De l'autre, cette même veine est décrédibilisée par
l'idéalisme rigide de la jeune fille, tandis que, tel un leitmotiv,
la nature apparaît hostile, voire cruelle, depuis ces dauphins
néo-marxistes qui prennent la ville en otage jusques aux daims
terrifiants qui, sitôt le dos des adultes tournés, montrent
férocement leurs crocs aux enfants, sapant ainsi définitivement
l'idéal jeffersonien d'une nature accueillante et nourricière. Le
jeu constant autour des références ne saurait dissimuler, tapi au
creux de l'ironie, la permanence de structures culturelles
inconscientes. Et c'est précisément cette hésitation continuelle
entre mise à distance et réaffirmation qui, sans doute, explique le
succès de The Simpsons
auprès de son public.
1Cf.
M. S. Daubs, «Subversive or Submissive ? User – Produced
Flash Cartoons and TV Animation », in Peer Rewieved
Online Journal for Animation History and Theory,
http ://journal.animationstudies.org/2011/02/26/michael-daubs-subversive-or-submissive/ :
« what has begun as a seditious form, rebelling against
corporate interference, censorship, and the dictates of “polite”
society has effectively been appropriated for the maintenance and
promotion of traditional values, thus encouraging a cultural
association that minimises its revolutionary and subversive
potential in the hands of users/produces. »
2P.
A. Cantor, op. cit., p. 163 : « for all
its slapstick nature and its mocking of certain aspects of family
life, The Simpsons has an affirmative side and ends up celebrating
the nuclear family as an institution. »
3P.
A. Cantor, op. cit., p. 165 : « What makes The
Simpsons so interesting is the way it combines traditionalism with
anti-traditionalism. It continually make fun of the American family.
But it continually offers an enduring image of the nuclear family in
the very act of satirizung it. Many of the traditionnal values of
the American family survive this satire, above all the value of the
American family itself. »
4Lisa,
dans « Dancin' Homer » : « Mais papa,
on est des gens simples, avec des valeurs toutes simples. Capital
City est une ville trop grande et trop complexe, ici, à
Springfield, tout le monde nous connaît et nous pardonne. »
5S.
Degoutin, Prisonniers volontaires du rêve américain,
Paris, Éditions de la Villette, 2006, p. 62.
6D.
L. G. Arnold, « Use a Pen, Sideshow Bob », in
J. Alberti, Leaving Springfield. The Simpsons and the possibility
of Oppositional Culture, Wayne State University Press, 2004, p.
1-28, p. p. 26-27 : « His irrational hatred of Bart
[…] suggests that the central structure of the show is more than a
contest of the highbrow against the low. Rather, this narrative
describes the forces at work within a single medium, the pull both
of the conservative and the revolutionary. Bob's disruptions are the
show's and the medium's recollections of their own histories. »
7
Paul A. Cantor, in Mark I. Pinsky, The Gospel According
to the Simpsons. The Spiritual Life of the World's Most Animated
Family, John Knox Press, 2001, p. 218 : « the show
provides elements of continuity that make The Simpsons more
traditional that may first appear. »
8S.
Fish, « Short People Got No Reason To Live/ Reading
Irony », in Deadalus, vol. 112, n°1, 1983,
p. 175-191, p. 189 : « is neither the property of
works, nor the creation of an unfettered imagination, but a way of
reading, an interpretative strategy that produces the objet of its
attention. »
9Cf.
R. Wood, Hollywood : From Vietnam to Reagan, New York,
Columbia University Press, 1986.
Bonjour Chloé,
RépondreSupprimerJe suis journaliste pour l'émission 100 % mag, diffusée tous les soirs de semaine sur M6. Je réalise un sujet sur les donuts, et je voudrais faire participer un connaisseur des Simpsons qui pourrait nous raconter un peu si ce sont les Simpsons qui ont lancé la mode du donut en France, nous dire si les donuts sont présents dans la plupart des épisodes, si c'est un symbole américain...
Si vous êtes intéressé par cette expérience, n'hésitez pas à me contacter au 01 82 28 31 15, ou camille@soda-presse.fr
Merci beaucoup!
Camille