D'
un côté, The
Simpsons
présente un comique « traditionnel » immédiat, qui
tient tant à la réitération des gags et pitreries des personnages
qu'à la fixité de leurs caractères. Nulle surprise dans ces
personnages qui agissent conformément à ce que l'on attend d'eux.
D'un autre côté, l'ironie engendrée par les multiples références
que présente le cartoon
est à ce point exacerbée qu'elle devient une composante essentielle
de son appréciation, tant du point de vue comique qu'esthétique et
théorique. Depuis les années 1970, voire 1960, les théoriciens de
la fiction ont pris conscience que tout à déjà été dit, et qu'il
est impossible de « faire du nouveau ». Or cette
dénonciation constitue un leitmotiv
sous-jacent de la série. Dans « The
Day the Violence Died »,
Roger Meyers Jr, accusé de plagiat, se défend avec un argument
évidemment métatextuel : « If
it weren't for someone plagiarizing The
Honeymooners,
we wouldn't have The
Flintstones.
If someone hadn't ripped off Sgt.
Bilko,
they'd be no Top
Cat. Huckleberry Hound, Chief Wiggum, Yogi Bear
[…]. Your honor, you take away our right to steal ideas, where are
they gonna come from? »1
La
notion d'originalité est donc dissoute et la fiction ne semble plus
pouvoir exister que dans la reprise ironique du passé. Une dimension
ludique qui se trouve exprimée par le pastiche et la parodie, que
des théoriciens comme Frederic Jameson ou Linda Hutcheon2
considèrent comme les procédés privilégiés du postmodernisme et
que l'on retrouve dans le cartoon
contemporain, et particulièrement dans The
Simpsons,
dont la caractéristique essentielle réside certainement dans le
vaste univers référentiel qu'il présente, puisant indifféremment
dans la culture de masse et dans la culture savante.
Apparitions ou
allusions renvoient ainsi à tous les dessins animés qui ont forgé
la tradition du cartoon,
dans laquelle The
Simpsons
se replace ironiquement : Scooby
Doo,
Sponge Bob
Square Pants,
Futurama,
South Park,
Family Guy, American Dad,
mais aussi Yogi
Bear, Sesame Street,
Road Runner &
Wile E. Coyote,
The Teletubbies,
et le vaste univers de Walt Disney. The
Itchy & Scratchy Show,
auquel il faudrait consacrer une étude entière, constitue
d'ailleurs un espace exclusivement dédié à la parodie, non
seulement de Tom
& Jerry,
mais aussi de tous les cartoons
en général3.
Toutefois, The
Simpsons
accorde surtout une place de choix à ces innombrables références
filmiques qui vont du blockbuster
au film moins connu ou oublié: Patton,
Full Metal Jacket, Independence Day,
les multiples James Bond, My
Fair Lady, The Firm, Raging Bull, Rocky, Wizard of Oz, One Flew Over
the Cuckoos Nest, Silence of the Lambs, Fantasia, E.T., The
Terminator, Robocop, 2001: A Space Odyssey, et
surtout The
Godfather, Citizen Kane
et les tous films d'Hitchock
ne
sont que peu d'exemples parmi tant d'autres. Ces références
s'opèrent de diverses façons, notamment par le biais de citations
entrées dans le patrimoine culturel, telles que « As
far as I am concerned, I have no brother. »
ou « I'm
gonna make you an offer you can't refuse. »
(The
Godfather I
et II)
et
qui, une fois dépossédées de leur milieu d'origine, apparaissent
incongrues.
Ne valant dès lors que pour elles-mêmes, ces citations, d'une part
sont extrêmement comiques et, d'autre part, se présentant
naturellement comme des clichés, dévoilent combien le patrimoine
culturel est façonné par les stéréotypes que renvoient les
médias.
Mais le cartoon
regorge de références plus complexes, dont elles reprennent les
caractéristiques esthétiques. Chaque épisode de The
Simpsons en
effet est
truffé de reprises parodiques de scènes mémorables du grand écran,
qu'elles s'opère sous la forme de clin-d'œil fugitifs (le célèbre
croisé-décroisé de jambe de Catherine Tramell dans Basic
Instinct est
par exemple repris par Willie, le jardinier, vêtu de son kilt, ce
qui n'engage plus les mêmes connotations) ou qu'elles reprennent une
scène entière. Dans l'épisode « Ichy
& Scratchy and Marge »
par exemple, Maggie, influencée par la violence des cartoons
qu'elle
regarde à la télévision, assomme Homer. La musique qui se fait
entendre alors, le cadrage et la chute d'Homer reproduisent à
l'identique la célèbre scène de la douche dans Psycho
d'Hitchcock. Mais ces reprises peuvent aussi s'étendre à un épisode
entier comme par exemple, dans « Bart
the Murderer »,
où les aventures de Bart reprennent exactement l'entrée dans la
pègre du jeune Henry Hill dans The
Goodfellas.
Ces parodies instaurent naturellement une relation complice entre le
cartoon
et le téléspectateur qui, à l'affût des références qui lui sont
adressées, s'amuse de la façon dont elles ont été orchestrées,
goûte le talent avec lequel s'agencent répétition et variation4
et adopte alors une attitude critique face à ce qui lui est
présenté. Cela implique bien évidemment que le téléspectateur
reconnaisse la parodie comme parodie, qu'il « décode »
ce qui a été « encodé » antérieurement5
car « la compréhension du procédé est une condition de son
appréciation esthétique »6.
En d'autres termes, la parodie, omniprésente dans The
Simpsons,
inviterait à appréhender le cartoon,
non plus seulement comme un divertissement, ce qu'il est, mais aussi
comme un produit développant, si ce n'est une dimension esthétique,
du moins un discours esthétique. Quoi qu'il en soit, différentes
lectures sont possibles en fonction des références que le
téléspectateur sera capable de déceler. C'est ce qui explique très
certainement la profusion et la variété des allusions dans The
Simpsons.
Chaque téléspectateur, quels que soient son âge ou sa connaissance
de la culture, est à même de percevoir des références et, a
contrario,
un seul téléspectateur ne saurait, à lui seul, percevoir toutes
ces références. Un épisode comme « A
Streetcar Named Marge »,
dans lequel Marge est sélectionnée pour interpréter le rôle de
Blanche Dubois dans l'adaptation musicale de la pièce de Tennesse
Williams, est révélateur du jeu entre ces différentes allusions,
qu'elles apparaissent sous forme de références ou de parodies,
qu'elles soient explicites ou implicites, populaires ou plus
érudites. Nombreux seront les téléspectateurs à déceler la
dimension parodique de l'épisode, où s'établit rapidement un
parallèle entre Stanley Kowalski/Homer et Stella/Marge et où, dans
le même temps, est reproduite une scène clé du film d'Hitchcock,
The Birds,
les oiseaux étant cette fois-ci remplacés par des centaines de
bébés au regard fixe, tétant mécaniquement leur tétine.
Transposition burlesque s'il en est, qui joue visiblement sur les
attentes du téléspectateur et sur l'effet de surprise. Un peu moins
nombreux seront ceux à percevoir la reprise parodique de The
Great Escape,
lorsque Maggie entreprend de récupérer la tétine qui lui a été
confisquée. Et plus rares encore seront ceux à déceler, sur le
poster accroché aux murs de l'école, la référence à Ayn Rand et
à sa philosophie « objectiviste », par le biais des
expressions « A
is A »
et « helping
is futile »7.
Clés de voûte du programme, ces parodies sont dans tous les cas
revendiquées comme telles, mettant ainsi l'accent sur le jeu et la
subversion. Mais, plus sérieusement, The
Simpsons
permet ainsi de poser la question du devenir de la culture au sein
d'un monde surmédiatisé.
1« Le
dessin animé est basé sur le plagiat ! Si personne n’avait eu
l’idée de plagier Les jeunes mariés, on aurait pas eu Les
Pierrafeu. Si personne n'avait chipé Flipper le dauphin,
on n'aurait pas eu Fish Police, Au nom de la loi, Chef
Wiggum, Yogy Bear […].
Monsieur le juge, si vous nous enlevez le droit de pomper des idées,
où allons-nous en dégoter? »
2L.
Hutcheon, The Politics of Postmodernism,
New York, Routledge, 1989, p. 93 : « Parody—often
called ironic quotation, pastiche, appropriation, or
intertextuality—is usually considered central to postmodernism,
both by its detractors and its defenders ».
3Dans
les épisodes « Itchy & Scratchy Meets Fritz the Cat »,
« Steamboat Itchy », « Scratchtasia »
ou « Pinitchio ». par exemple.
4C'est
justement la définition que donne Linda Hutcheon de la parodie dans
A Theory of Parody. The
Teachings of Twentieth-Century Arts Forms,
University of Illinois Press, 2000 [1985], p. 32 :
« Parody, then, in its ironic “trans-contextualization”
and inversion, is repetition with difference ».
5L.
Hutcheon, op.cit., p.34 :
« Unlike
imitation, quotation, or even allusion, parody requires that
critical ironic distance. It is true that, if the decoder does not
notice, or even cannot identify, an intended allusion or quotation,
he or she will merely naturalize it, adapting it to context of the
work as a whole. In the more extended form of parody which we have
been considering, such naturalization would eliminate a significant
part of both the form and the context of the text. The structural
identity of the text as a parody depends, then, on the coincidence,
at the level of strategy, of decoding (recognition and
interpretation) and encoding. »
6U.
Eco, « Innovation et répétition: entre esthétique moderne
et postmoderne », in Réseaux,
vol. 12, n°68, 1994, p. 9-26, p. 20.
7Ayn
Rand développe une philosophie rationaliste, appelée
« objectivisme », dans lequel elle replace l'individu,
qui ne doit exister que pour lui-même, au centre de la société et
de l'éthique. « A is A »
fait référence à sa position selon laquelle il n'y aurait que
trois auteurs qui auraient marqué l'éthique et qu'elle désigne
sous l'expression les « trois A » : Aristote,
Thomas d'Aquin et elle-même.
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